PIERRE PILONCHERY

pilonchery.com



QUELQUES LIEUX POUR CONTINUER

OU QUELQUES CHOSES EN FORME DE PENSÉES TRÈS MOBILES

(un journal des Vivages)


Pierre Pilonchéry

2018-2024




Accumulation de réflexions et de notes de travail autour des Vivages dont l'addition en effaçant les repères chronologiques écrit une forme de roman artistique présentiste, qu'en sera-t-il de ces quelques notules ? Espérer tout au plus y lire une pensée en action dans un temps où le mot "Vivage" acquiert un sens plus que jamais nécessaire. Il me plairait aussi que la lecture de ce journal prenne le rôle d'une invitation à découvrir l’œuvre qui l'a généré mais ne pouvant pas seulement dire l'acharnement et l'élégance plus ou moins habilement ou plus ou moins maladroitement ça n'est pas important.



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1 - dans la préface de son livre Une Année dès Lundi John Cage cite Buckminster Fuller « qui a des projets tout ce qu'il y a de plus raisonné pour détourner notre attention de "Tuage" et nous entraîner vers "Vivage" »(1) et il me semble que toute œuvre d’art devrait pouvoir créer une situation d’attente de "Vivage" au-delà des conventions de l’art et des lieux de l’art c’est-à-dire créer des connexions et des combinaisons de significations et de sensations dans une forme d’expression pluridimensionnelle qui englobe ce qui à la fois amène à l’œuvre et découle de l’œuvre dans un flux de sensations humaines sur un rythme humain avec toute la dignité que nous impose le grand univers jusqu'aux confins du vertige de la vie

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2 - des innovateurs ont ouvert la voie avec de nouvelles relations spatio-temporelles à ces questions relationnelles entre l'art et la vie par des comportements et des actions qui ont élargi les territoires de l'art bien au-delà de l'espace suggestif traditionnel et par la production de mon travail j'ai pu les remarquer et les aimer et ils sont devenus des encouragements à poursuivre mes propres engagements et je suis pour ainsi dire accompagné et nul besoin de beaucoup

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3 - plusieurs fois j'ai rencontré John Cage qui est venu nous visiter Annick et moi et j'aurai aimé connaître Kurt Schwitters qui écrit « Le soleil là-haut est rouge »(2) et lorsque Hugo Ball écrit « les cieux rouges »(3) c’est comme une improbable rencontre entre Kurt Schwitters et Hugo Ball c’est-à-dire identiquement solitudes et rencontres mais qu'importe aujourd’hui

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4 - la place que tous nous nous donnons dans le monde avec toutes les expressions et leurs commentaires ressemble à des ondes miroitantes dessinées par des cailloux lancés dans l'eau comme un chantier ouvert pour une œuvre ouverte c’est-à-dire des lieux de réalités qui frissonnent pour traverser le monde et son immense foule avec tous ses mouvements et tous ses bruits et aussi toutes ses couleurs et toutes ses voix et là je peux décliner mes Vivages pour dessiner une réalité de coexistences immenses infiniment vivantes entre le ciel et la terre un peu comme une forme d'océan primordial duquel émergeraient diverses activités humaines ou bien même comme une forme de gravitation universelle en forme de cartographie pour lancer des signaux avec toutes leurs combinaisons de possibilités

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5 - comme les oiseaux qui sont toujours en mouvements et dessinent une addition de morceaux de moments le paysage déborde son cadre et tout devient paysage et mes incertitudes s'adaptent alors du fait qu'elles s'emparent de mes réalisations et si toutes les expressions traduisent des formes essentielles de représentations et additionnent des quantités infinies de consciences réunies dans l'imprévisible et le poétique il y a un moment où il est légitime de se constituer une volonté après maintes générations d'autres volontés pour construire des possibilités de passages et pouvoir activer des formes de voyages avec leurs prises de vues en direct aux dimensions immenses comme des souvenirs inoubliables c’est-à-dire des tranches de vies et leurs principes inaltérables comme de vastes voyages pour arriver à de nouveaux paysages

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6 - l'imagination n'invente rien mais rend visible sous divers angles la matière de l'expérience et c’est un phénomène proche de l'enchantement comme des inventions et des extensions de possibilités qui mettent en action des chorégraphies de rencontres avec toujours une dimension temporelle pour créer cette impulsion et c’est quelque chose de presque liquide comme une position imprécise et c’est pourquoi je précipite mes traces d'existences et les jette au vent et il me semble alors sans trop d'exagération ni de présomption qu'elles dessinent une réalité à l'image du flux de la vie fragile et précaire et ce renouvellement des choses de la vie dessine un paysage comme si là il n'y avait rien et c'est le grand rêve au-delà de l'imagination pour simplement fixer ce qui se passe là et c’est un accroissement de l'humain voilà ce que sont Les Vivages

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(1) John Cage, Une Année dès Lundi 1967, éditions Textuel 2006, p 7

(2) Catalogue exposition Kurt Schwitters, éditions du Centre Pompidou 1994, p 135

(3) Hugo Ball, Tenderenda le Fantasque 1914, Vagabonde 2013 pour la traduction française, p 29



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7 - Les Vivages sont des extraits d'un infini possible en forme de fragments du monde environnant comme une combinatoire de séquences en formes d'apories cosmiques naturelles et chimiques et parce que la vie superpose des possibilités de situations et de procédés il se produit quelque chose comme des réactions en forme de musique cosmique dont l'interprétation reste humaine et sensible et il est bien vrai que l'art de la vie élabore et produit une perpétuelle augmentation de fragments comme un flux de présences et de signes et de mouvements et c’est comme une heureuse et libre sensation d'un all-over temporel transformable et renouvelable

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8 - Les Vivages explorent les conversations que l'homme tisse avec l'univers et je pense l'univers comme on penserait une légende pour construire un réseau de connexions avec des paroles jamais exactes presque impalpables comme des tentatives d'approximations dans lesquelles les causes et leurs effets d'un moment s'évanouissent additionnés à d'autres et où chaque morceau prend forme et donne forme à l'ensemble et mon expérience de ces choses traverse fabuleusement le temps et alors la construction et la restitution d'une pensée c'est vivre la jouissance de ces choses et de leurs contextes pour exister et tous ces réseaux d'énergies sont tissés dans un même espace sans début ni fin et les moyens pour le faire sont à portée de nos mains

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9 - « Des actes de ton existence sur un fond de paysages cosmiques universels »(4) écrit Isidore Isou et il est bien vrai que parfois le créateur dans l’art doit être capable de vouloir imposer l’immensité de ses dimensions dans l’univers inachevé pour obtenir ce qui le rend heureux et dans cet espace mes Vivages prennent la forme de quelque chose que j’appelle un Cosmographimage c’est-à-dire un même espace où je peux raconter et penser et aussi m'amuser

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10 - j'aime beaucoup l'idée d'une cohérente confusion (j’enregistre des ondes électro-magnétiques et remplis des dizaines de m2 de surfaces de séquences cosmiques, je lis Jules Verne et m'endors à l'heure de la sieste, je veux bien aller voir des expositions mais laisse souvent passer la date de fin et je pense aussi qu'il va bientôt falloir semer les pois gourmands au jardin, chaque jour je couvre des pages de cahiers de notes que j'essaie de classer lorsque j'en ai le temps mais n'arrive jamais à terminer, j’ai enregistré 6 mn de musique pour voix et bois frotté et je suis très heureux de cette collaboration à laquelle j'ai été invité) et je me demande alors si je suis intéressant

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11 - ce que je voulais représenter dans mes Naturages c'était la place de l'homme dans la nature et ce que je veux représenter dans mes Vivages c'est la place de l'homme dans l'univers en traçant une œuvre à la mesure humaine entre l’horizon et la proximité et j'y trouve des possibilités d'expérimentations pour faire s'interpénétrer l'espace et le temps d'un bord à l'autre de notre quotidien jusqu'à l'univers de notre humanité et c'est une addition comme un torrent mais en douceur avec des tremblements mais avec méthode aussi ce qui me permet de continuer

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12 - parce qu’ils assemblent des formes d'actions humaines dans la vie pour créer des formes de représentations de la vie Les Vivages sont des expériences toujours heureusement incomplètes comme une altération musicale d'impressions du monde tout autour et parfois même ils sont une évanescence jusqu'à ne plus pouvoir et vouloir en parler c’est pourquoi une exposition des Vivages est un rassemblement de morceaux en forme de livraisons de temps dans un espace expansif jamais achevé

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(4) - Isidore Isou, L’Héritier du Château, éditions Balland 1976, p 205



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13 - Parce qu'ils réunissent des morceaux du monde et de moi tous mes ouvrages qui sont les œuvres de tous mes âges sont au fond des Vivages et pour les classer et m'y retrouver je les ai divisés en séries nommées selon leurs techniques ou leurs sujets (Les Effaçages, Les Espaçages, Les Canevassages, Les Remplissages, Les Cousages, Les Texturages, Les Publicitages, Les Visionnages, Les Webcamérages, Les Naturages, Les Vivages) et parfois inventer des mots nouveaux agrandit mon espace de pensée jusqu'au ravissement (Les Kaleidoscopages, Les Ubiquitages, Les Otiumages, Les Unicumages) mais parfois aussi les mots ne suffisent pas alors il faut les additionner pour tourner autour du pot à n'en plus finir ou bien se taire et simplement dessiner un éléphant ce qui déjà est grand

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14 - Hugo Ball voit défiler une caravane d’éléphants et Schwitters annonce que « cet été les éléphants porteront des moustaches »(5) et que « de toute façon au fond c’est un éléphant »(6) et moi j’aurais pu écrire « vache » parce que la vache fait partie du paysage de mon enfance et dans La Grande Mascarade Parisienne (7) Robida dessine une belle vache dans l’atelier d’un artiste animalier et dans mes actions j’ai encadré une vache de rouge et je suis fier de la présenter et je suis bien de l’avis d’Émile Malespine qui constate que « les vaches contiennent une somme énorme de poésie »(8)

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15 - Je crée des agrégats d'actions parce que la vie est action et l'action est l'incarnation de la pensée et l'irruption de la réalité avec ses pluralités de possibilités c'est la conscience qui la perçoit puis l'imagination pour mieux entendre et mieux voir avec peut-être même une exagération dans l’enthousiasme jusqu'à la tranquillité du créateur qui se sait ainsi participer aux bruits comme au silence du monde et c'est tout l'espace-temps pour résister au vent comme l'image de l'oiseau perché de Lascaux qui n'en finit pas de tenter son envol et c'est pour l’homme qui s’entretient avec le monde une infinie séquence pour le cœur et l'imagination

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16 - couches par couches je tisse un parcours avec toutes ses résonances et aussi ses rythmes et ses tonalités en légères transparences comme un reflet du temps à travers lequel on peut voir la vie toute entière et ça raconte une histoire du monde et cette appréhension du monde comme un mouvement pour inventer de nouvelles relations possibles avec de nouveaux contextes c’est un élan et même un refuge pour capter des états de consonances du monde réorganisés dans des espaces de simultanéités comme des assemblages de circonstances entre le monde et moi et ce qui se passe alors c’est tout simplement la vie et sa multidimensionnalité

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17 - il y a beaucoup de moments et tous ils nous présentent une addition de signes et de mouvements ce qui correspond à la vie et détermine son déploiement temporel et son rayonnement c’est-à-dire son énergie

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18 - j’aime la distraction comme force de création parce qu’elle permet l'addition de ce qui est et de ce qui peut arriver et ce qui se passe alors élargit le regard comme des odeurs multiples provenant de fenêtres ouvertes sur des bouts de moments qu’il ne faut pas regarder fixement mais activer avec un regard remplissant l'univers et tout ce qu'il contient et parce que la porosité des genres et des registres est toujours source d'incertitudes et de glissements de sens pour ouvrir à des ailleurs c'est une bonne chose rassurante comme une vache au milieu d’un pré

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19 - l’œuvre est une pensée mobile attachée à son contexte qui la modifie parce que le temps et le lieu de ses conditions de créations et d'expositions multiplient ses dimensions ce qui veut dire que l’œuvre s'agrandit au-delà de ses dimensions parce que le sens n'est pas prédéterminé mais recréé pour habiter quelques possibles moments reconnus du monde entier au milieu du silence et de son bruit

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(5) - Kurt Schwitters, Banalités 1923, Merz, éditions Gérard Lebovici 1990, p 118

(6) - Kurt Schwitters, Transformations, Homme par dessus bord, proses 1931-1947, trente-trois morceaux 2022, p 109

(7) - Albert Robida, La Grande Mascarade Parisienne 1881-1884, Hachette Livre BNF 2017, p 220

(8) - Émile Malespine, La Baraque Patétique (sic) 1924, Manomètre 1922-1928, éditions Jean-Michel Place 1977, p 97



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20 - nous sommes des combinaisons de ce qui nous remplit (remplissage de personnes, remplissage de pensées, remplissage d'objets, remplissage d'images, remplissage de sons, remplissage de mots, remplissage de voix, remplissage de couleurs, remplissage de trucs sans importance, remplissage de n'importe quoi, remplissage de temps, remplissage remplissage et encore remplissage) et la vie est un immense infini remplissage c’est-à-dire un ensemble à interpréter comme un répertoire dans lequel piocher pour construire de nouveaux ouvrages et pouvoir chorégraphier les différences avec beaucoup d'espérance

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21 - j'appelle aussi Tempissages mes Vivages parce que Tempissages est un mot qui additionne les idée de remplissages avec celles de tissages et aussi de tapissages dans une notion temporelle et intemporelle comme des mises en ondes dans un flux permanent pour produire un remplissage d'œuvres potentielles en mouvements

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22 - Les Vivages sont des fragments inachevés en forme de recherches incarnées c’est-à-dire des apories ou bien des métonymies ou bien des pasigraphies sur un fond de paysages cosmiques et ce qui nous apparaît cosmique est forcément métaphysique et alors le monde respire et sa puissance poétique se livre comme des actions sans pour autant y impliquer des rapports de forces sentimentaux ou autres mais seulement et plus justement des morceaux de vie

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23 - Lorsque j'étends de fragiles couleurs liquides sur de grandes surfaces souples et mobiles et que j'agite des branches d'arbres couvertes de la couleur rouge ce que j'obtiens n'est pas une composition visuelle mais une évolution visuelle et les dimensions de l’œuvre activent cette matière du temps et puisque pour qu'un mouvement existe il faut du temps et de l'espace il en ressort que le temps et l'espace sont des éléments naturels c’est-à-dire le principe de la vie et sa condition sans laquelle le mouvement n'existe plus et mes Vivages procèdent de cette action là qui lie étroitement le mouvement avec l'espace et le temps et pourtant moi qui suis très lent j'aimerais tracer une œuvre en une seule journée comme Yves Klein(9) pour réaliser son grand store-poème pendant que moi ce 1° mars 1962 je dessinais et jouais du piano

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24 - Mes Vivages additionnent du temps pour distribuer la forme de l’œuvre et donner ainsi une lecture du monde avec conscience et désinvolture ou encore force et fragilité et laisser la porte ouverte pour tisser des surfaces d'actions qui sont des sensations humaines sur un rythme humain mais à l'échelle de l'univers et dans une sorte de principe organisationnel qui permet à la force vitale de s'incarner parce que personne n’échappent à ses propres dimensions pour trouver sa propre ouverture dans le temps

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25 - « Qui peut tenir son cœur et son imagination aussi fermement à l'abri qu'aucune espèce de poison ne puisse y pénétrer et les dissoudre ?...celui qui saurait faire ressurgir le trésor des rêves de l'humanité pourrait devenir un rédempteur...pour libérer la vie, il faut libérer les rêves...s'écarter de son époque en reculant aussi loin que possible afin de pouvoir l'embrasser du regard...néanmoins ne pas se pencher trop au dehors de la fenêtre...ce qu'il est convenu d'appeler la réalité n'est à proprement parlé que du vide bien gonflé »(10) écrit Hugo Ball dans La Fuite hors du Temps et Odilon Redon aussi aurait pu écrire ça mais peut-être vaut-il mieux oublier ces précieuses citations et laisser le paysage se construire tout autour

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(9) - « Tous les instants autour de nous nous regardent », Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l'art 2003, p 24

(10) - Hugo Ball, La Fuite hors du Temps 1913-1921, éditions du Rocher 1993, p 79, 96, 97, 98, 102



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26 - mes Vivages sont mon « île du Cœur » l'île de Hjertoy où Kurt Schwitters exilé en Norvège séjourne l'été ou bien mon « île des Calmes » celle de Romain Rolland dans sa préface à son Jean-Christophe ou encore mon « île Saint-Pierre » celle de Rousseau et de ses Rêveries du Promeneur Solitaire ou même parfois mon « île flottante artificielle » celle de Hugo Ball dans Tenderenda le Fantasque et si dans mon époque je peux choisir d'aller sur mon île refuge pour participer à la vie c’est parce qu’elle est comme un morceau du monde réinventé comme une respiration et c'est une chose toute naturelle parce que les actions de l'artiste prolongent la mesure du temps dans un infini champ de possibles et je sais bien qu’une perception saturée de temps montre toujours des variations de possibles et cette idée-là me plaît parce qu’elle agrandit le monde autour de mon île

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27 - mes Vivages sur mon île ne sont jamais des objets finis figés dans le temps et à chaque présentation ils peuvent être rejoués différemment et déclinés dans toutes les orchestrations qu'on peut leurs donner pour les identifier et c'est comme cela depuis mes premiers ouvrages c’est-à-dire que la réalité se dissout dans de nouvelles significations pour tenter de restituer une manière de réponses à ce que les circonstances et le savoir dispensent avec peut-être le souffle de l'incertitude dans chacun des sens mais toujours la pensée tournée vers le soleil

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28 - je peux laisser mes œuvres et possibles d’œuvres aller au vent pour trouver de nouvelles perspectives comme une élévation ordinaire parce que l'heure de la vérité n’existe pas

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29 - l'histoire de la pensée humaine c'est comme faire de longues promenades dans les solitudes des consciences et ce sont toujours de superbes lieux dans lesquels les explications de l'existence se mesurent aux témoignages des traces laissées avec les forces et les obstinations qui les ont créées et parce que les visions humaines changent d'aspects et de sens elles ne sont pas des prophéties ni des croyances mais des pensées en même temps que des actes et dans ces moments heureux même si le monde se remplit d'inquiétudes et de peurs l'imagination nourrit le prestige de la création

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30 - lorsque j’ai lu qu’en Australie on avait trouver une bouteille à la mer vieille de 132 ans qui s'additionnait donc ainsi aux choses d'aujourd'hui j’y ai vu comme un besoin de rendre visible cette création permanente dont parlait Filliou ce qui avec élégance et sans méfiance inclut beaucoup de bruit et de vide et aussi de silence et de temps et parce que pour créer quelque chose comme un langage sans dressage il faut laisser se propager les modulations grouillantes de cet enthousiasme voilà donc comment les choses se passent c’est-à-dire dans une forme de débordement à l'écart derrière ou devant et le temps cette seule machine à création que je connaisse nous invite alors à travailler dans une esthétique de l'action ce qui veut dire ne pas vouloir rester là en train de chercher le bon cadrage ou le bon point de vue jusqu'à ne plus parvenir à l'explication mais seulement à des valeurs suggestives jusqu'à l'horizon des possibles parce qu’en laissant la porte ouverte je peux faire entrer tout autant le chant des oiseaux que le bruit des moteurs et j’appelle ça une chronotopie cosmique

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31 - un art de l'espace et du temps importe forcément quelque chose de la vie dans l'espace et le temps de l’œuvre et tout peut alors entrer dans ce fond de temps comme un flux d'instants envahissants doux et bienfaisants c’est-à-dire un fond sur lequel s'origine une certaine équivalence de l'espace et du temps jusqu'à l'intérieur de soi

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32 - j’aimerais que le public qui expose ses yeux devant les surfaces des Vivages puisse y entendre comme une forme de sons ininterrompus libérée de toute contrainte c’est-à-dire une forme de conquête artistique comme une réconciliation c’est-à-dire simplement une sensibilité aux vibrations comme avec un orchestre produisant des émotions et parce que l'art n'est pas indépendant de la vie jamais il ne faut oublier l'existence et ses plaisirs qu’il décline avec le silence ou bien le bruit et lorsque l’œuvre écarte son voile ça me plaît alors d'y trouver des échos un peu comme "la dynamique du paysage" de Bachelard dans Le droit de rêver (11)

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(11) - Gaston Bachelard, Le droit à la rêverie, PUF 1970, p 170



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33 - avec Les Naturages je me sentais proche de Monet et de ses vibrantes Nymphéas mais avec Les Vivages je me sens proche de Redon le 2° Redon celui de la couleur de la vie qui fait se croiser celle humaine de l'intérieur et celle cosmique de l'extérieur et c’est très affectif parce que Odilon Redon c'est de l'OR c’est-à-dire une exception et j'ai toujours aimé les exceptions et aussi parce qu’il est une intuition et une énergie pour conquérir la plénitude de l'art et de l'homme c’est-à-dire quelque chose entre le jour et la nuit comme une forme d'océan primordial (Joyce avait titré Ocean son dernier livre jamais écrit celui qui devait suivre l'immense Finnegans Wake) et je vois alors mes Traces et mes Paysages et mes Séquences Cosmiques un peu comme le fameux océan primordial d'Odilon Redon et alors Odilon me regarde et j'en suis ému et à chaque lecture de ses confidences d'artiste et de son journal mon cœur et mon esprit se réjouissent à pénétrer dans cette humaine intimité et je m'y recueille comme devant l'immensité

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34 - la vie quotidienne à l’œuvre dans ses connexions additionne des suites d’instants et de moments qui nous montrent comment se constituent des couches de significations (dans Pierre sur pierre, voici la construction Kurt Schwitters écrit « Le temps vit dans l’espace pour tous les temps. L’espace devient égal au temps ; il signale la mise en forme éternelle. ») (13) et c’est enthousiasmant de savoir comment la réalité transporte l’obstination de la création pour mieux voir parce que ce tissu d’espace-temps c’est vaste bien au-delà des mimétismes culturels et cette immensité je l’ai vécue dans mon travail dès mes premiers Espaçages à la fin des années 70 en y pratiquant le temps et l’espace pour leurs mises en place mais au fond tout ça c’est peut-être encore tout à fait autre chose que de la poussière de temps

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35 - les premiers Dessins Cosmiques sont construits en couvrant des surfaces de couleurs sur des projections des Naturages par superpositions de couches liquides puis très vite je peux agir directement sans le truchement de la projection en me concentrant sur l’acte de teindre et l'acte de teindre c'est travailler la couleur non plus seulement en surface mais aussi en profondeur comme une matière universelle légère et flottante apparaissant ou disparaissant (« quel est l'acte de la couleur sinon teindre ? » écrit Bachelard dans La Terre et les Rêveries du repos) (14) et cet instant de création restitue un instant inédit avec des variations de possibilités bien au-delà de ma propre existence c’est-à-dire des espaces tracés comme une humanisation de coulées cosmiques c’est-à-dire des propositions et formulations aux possibles innombrables comme une altération d'impressions du monde tout autour et ce sont toujours de fragiles visions accessibles et contradictoires à la recherche d'un itinéraire panoramique pour mieux voir

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36 - la notion d’œuvres possibles permet de présenter des variabilités de possibilités en un lieu donné dans des conditions données comme des propositions jamais immuables et toujours transformables parce que je ne suis jamais sûr d'une composition finale qui clôturerait le sens (c’était déjà le fond de Mon Principe d'incertitude de 1982) c’est pourquoi mes ouvrages ressemblent à des partitions pour construire de nouvelles versions à chaque nouvelle présentation et ces possibles d’œuvres permettent de construire des expériences multiples toujours différentes pour mettre en scène l’œuvre et ses composants et trouver alors de nouvelles situations

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37 - les ruissellements de couleurs et de sons des Vivages me construisent une technique de travail comme une manière de penser c’est-à-dire additive comme le temps qui additionne parce qu’il n’y a pas de situation donnée mais un processus engagé pour voir et suggérer bien au-delà de soi et c’est une action pour échapper à l'idée de composition ce qui permet par des attitudes humaines de dessiner une figuration de la réalité comme un jeu de reconnaissances à chaque épisode différent et ça permet d’inventer sans se soucier de l’idée de communication pour offrir au spectateur la possibilité du regard le plus déterminant qui soit c’est-à-dire le sien parce que chacun peut y reconnaître l'écoulement de son propre temps

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(12) - Odilon Redon, A soi-même, 1867-1915, éditions José Corti 2011

(13) - Kurt Schwitters, Pierre sur pierre, voici la construction 1934, Action Poétique n°202 2010, p 42

(14) - Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos, éditions José Corti 2004, p 45



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38 - nous travaillons plusieurs heures sur des improvisations pour flûtes avec percussions et voix et aussi système électroacoustique et c'est un temps très agréable cette répétition d’un spectacle(15) et j’ai aussi produit des percussions pour doigts et bouteilles et des chansons pour voix et bois frotté et je chante aussi de douces mélopées en enregistrant des mots qui sont des semblants de mots tout en appuyant le rythme par le bruit de mes pas et ces moments manifestes de ces notes tremblantes qui se dispersent et dans lesquelles se déchiffre une image du monde et de ses différentes pierres précieuses et banales ne sont pas des idées théoriques mais des visions de détails et d'ensembles au-delà du temps dans lesquelles la voix dessine l'humain dans un champ d'actions infiniment ouvert et parfois même fulgurant et c’est très simple

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39 - Les Vivages sont comme une reproduction possible de la réalité dans le temps singulier de chaque instant précaire et solide en formes d'incantations amoureuses et belles et métaphysiques aussi comme des amplifications ou des collisions cosmiques en forme d'exaltation dans l'addition d'instants et de territoires différents et il en reste comme des fagots et j’appelle Fagotissages le ramassage de fagots

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40 - j'avance morceau par morceau et moment par moment sans vue d'ensemble sur le travail comme avec une eau qui coule lorsque le son toujours là est bien le même mais l'eau n'est plus la même et le son de l'eau qui coule m'est comme une obsession que l’on peut entendre dans plusieurs de mes installations parce qu’il met en avant la préhension du temps dans son éternité et sa fragilité et manifeste la vie dans chacun de ses instants et dans la musique de sa durée j'entends chaque moment et c'est immense et c'est ainsi qu'avec des pluralités d'organisations toujours renouvelables je construis des possibles de relations comme une invitation

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41 - « J'aime beaucoup le twist déformé et bruyant qui sort du transistor bon marché d'un adolescent et perturbe ma méditation solitaire au bord d'un lac » et moi j'aime beaucoup cette phrase de Nam June Paik à laquelle il a donné le titre de Sarabande(16) parce que parfois il est possible que le contexte vacille et ça c'est faire l'expérience du monde

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42 - l'expérience du monde est le résultat de nos actions pour construire des possibilités de variations c’est-à-dire des suites de réactions et de révélations comme des hypothèses assemblées pour de multiples évocations et l'acte créatif c'est-à-dire la mise en place d'un espace grand angle qui démonte et remonte le temps c'est quelque chose comme une force qui additionne des formes de résonances qui se frottent l'une à l'autre et la réalité de chacun par l'imagination et la connaissance y dessine le lieu de son évolution qui reste toujours ouverte par ses possibilités d'interprétations et ça c'est plutôt amusant parce que dans le continuum du temps le monde est fait de parenthèses qui un jour ou l'autre se referment ou se refermeront c’est-à-dire des possibles de la réalité à travers la vie et ses dimensions exponentielles les plus quotidiennes et les plus universelles et c'est pourquoi une œuvre d'art n'épuise jamais tout son sens

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43 - mes ouvrages peuvent se poursuivre par l'imagination parce qu’ils sont des histoires humaines faciles à assembler comme des partitions pour de nouvelles interprétations c’est-à-dire des fragments du monde comme des matériaux à ramasser pour les tisser dans des formes mélodiques de la durée qui nous font prendre conscience de son écoulement tout autant que de son immédiateté

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(15) - spectacle To Die in Space avec le Collectif Drive-in

(16) - Nam June Paik, Sarabande 1962, Du Cheval à Christo et autres écrits, éditions Lebeer Hossmann 1993, p 216



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44 - voici maintenant une parenthèse singulière parce que moi qui suis très lent je réalise en quelques jours seulement une tenture sur une toile rouge à laquelle j'ajoute ma grosse branche de lilas rouge et la boîte rouge de ma Promenade n° 5 avec son texte et je titre Paysage Promenade cette addition des 3 éléments puis je regarde l'installation et j'y vois un paysage hommage à Léonard c’est-à-dire action pensée et sentiment parce que j’y trouve des sensations dynamiques et poétiques et aussi cosmiques dans une ambiance liquide et flottante comme des ballets de molécules lorsque les tons colorés imprègnent les surfaces et ce sont des traces cosmiques habités de traces humaines et des traces humaines agrandies à l'échelle de traces cosmiques et je me demande alors si ça concerne les gens d'aujourd'hui

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45 - la vie ne classe pas mais additionne et c'est un signe réconfortant de bonne santé

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46 - lorsque ma caméra enregistre la glissante évolution des poissons rouges dans l'étang je crée un acte humain parce que je la regarde et la pense comme un acte humain c’est-à-dire une chorégraphie aléatoire sans intention en forme de manifeste esthétique lorsque deux canards rejoignent les poissons et parce que la vie s'affirme comme une suite d'additions et de multiplications dans une pluralité d'organisations possibles tout ici tend à la plus grande dimension qui soit c’est-à-dire celle de l'univers par exemple les poissons rouges dans l’étang et les canards qui les rejoignent ou bien la mélopée chantée sur le rythme des pas de la marche et la branche d'arbre recouverte de peinture rouge ou encore la chaise-longue au tissu vert et celle au tissu rouge et aussi le bruit tumultueux du torrent débordant de son lit ou simplement le son d'une eau qui coule ou encore le bruit des moteurs des automobiles et tant d’autres choses aussi et j'y éprouve ce « sentiment d'infinité »si cher à Odilon Redon(17) dans lequel se croisent toutes les formes de vies environnantes

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47 - je suis chez moi à cet endroit de l'immensité dans lequel je trouve des variabilités de possibilités et l'impossibilité de maîtriser tous ces possibles m’invite à reconnaître l'expansion qui détermine cette vision du monde dans laquelle je vois ce « lieu de création » tant espéré par Mallarmé « en formes de murmures et et de vestiges...pour filer véritablement si c'est possible, en joie, quelque chose comme devant les siècles des siècles » avec ce beau « oh! que ce soit »(18) qui termine sa phrase

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48 - « ç'est ce que tu as fait de plus poétique » m'avait-t-on dit à propos des Naturages et je n'avais jamais pensé que mon œuvre fut « poétique » et sans doute l'est-elle devenue et les gens aiment bien ce qui est poétique ils disent que c'est plus élevé mais ce qui est poétique est juste humain et lorsque j'enregistre les cris de marmottes et les croassements du corbeau et que je chante en marchant cette façon de construire la continuité de ces bouts d'espaces et de temps ne constitue pas une explication du monde mais un regard humain sur le monde c’est-à-dire que ce sont des surfaces de suggestions sans justifications comme un « eternel netwotk » à la Filliou et ces agrégations d'images et de sons qui s'opèrent entre l'humain et le naturel c’est-à-dire ces territoires déterminés par des procédures de remplissages à l'image de la nature qui doucement très vite envahit construisent une esthétique de l'action c’est-à-dire celle du temps qui remplit l'espace de la vie et c'est comme une promenade et c’est sûrement poétique

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49 - dans mes Naturages je marche avec la nature végétale à mes pieds et dans mes Vivages avec la nature cosmique comme cette « sorte d'espace sans cadre » dont parle Lee Krasner à propos des drippings de Pollock(19) et c'est aussi ce que Hugo Ball appelle « la Lumière liquide de la divinité »(20) et Baudelaire « Les décors de l'existence immense réalistes poétiques et cosmiques »(21) c’est-à-dire des formes de divagations cosmiques paisibles et mobiles qui m’enveloppent et me désignent

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(17) - Odilon Redon, A soi-même, 1867-1915, éditions José Corti 2011, p 68

(18) - Stéphane Mallarmé, Divagations, Poésie Gallimard 1976, p 287

(19) - L’Atelier de Jackson Pollock Hans Namuth, Macula 1978, p 79

(20) - Titre d'un livre de soeur Mechtilde (1212-1294) cité par Hugo Ball dans La Fuite hors du Temps 1913-1921, éditions du Rocher 1993, p 215

(21) - Baudelaire, Les Paradis artificiels, 10/18, 1980



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50 - Pierre Restany écrit que « c'est en Pollock que s'opère la jonction entre la perspective « action » et la perspective « méditation »(22) et je trouve les peintures de Pollock cosmiques comme des paysages et c'est sans doute ce qui me l'a fait aimé et c'est aussi ce qui dans mes ouvrages relève d'un comportement qui active ces deux perspectives parce que si derrière toute réalité se trouvent le silence et le bruit il faut parfois s'arrêter plus longuement pour savoir contempler le processus de création

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51 - lorsque j'enregistre ma voix lisant ce texte que vous lectrices et lecteurs lisez aussi ça compose des traces de surimpressions de compréhensions possibles et peut-être aussi une vastitude et même aussi une béatitude mais peut-être aussi une lassitude c’est pourquoi si lorsque je reçois un visiteur je peux lire sur son visage le désappointement de ne pas trouver les attendus d'un atelier d'artiste c’est-à-dire la légende de l’artiste je suis désolé

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52 - je sais que l'homme et la nature réunis dans une vision cosmique c’est un vocabulaire de tous les siècles par exemple regardez La Tempête de Giorgione au tout début du XVI° et regardez aussi l'empreinte de la main de Pollock dans un coin de Lavender Mist et c’est à chaque fois une nouvelle échelle avec beauté et confusions et même tensions dans l’imagination et si donc je provoque ici des échos ils sont des fragments d'un tout recherché jamais atteignable comme des éclatements de respirations dans un flux permanent et c’est peut-être la musique de nos consciences et c’est peut-être aussi une manière d’inviter et d’observer quelque chose qui se passe comme une machine cosmique dans laquelle prennent naissance puis se forment des éléments du monde

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53 - dans mes premiers Vivages je couvre des papiers aux formats carrés de traces colorées sur des projections de captures de mes films Les Naturages puis très vite sans passer par ce truchement finalement inutile et le réalisme alors disparaît pour devenir une surface entre nature et cosmos puis ces carrés additionnés dans tous les ordres et tous les sens composent de grandes surfaces et j’agis aussi de la même manière avec des tentures libres détrempées sur lesquelles les couleurs s’imprégnant s'étendent et produisent des vibrations comme des sortes de mises en ondes avec tous leurs échos pour occuper l'espace qui les entoure c’est-à-dire l'esprit et rencontrer d'autres traces qui les jouxtent c’est-à-dire les instants et ce sont des moments de flux mobiles et vivants comme une tendre lumière humaine

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54 - mes actions déterminent des attitudes comme des ondes pour sortir du temps et cette respiration est fondamentale pour pénétrer jusqu’à la conscience et prendre garde aux jugements et c'est très instructif parce que finalement nous pouvons non sans un peu de désinvolture additionner les différences et non pas les soustraire et le monde alors en devient beaucoup plus amusant comme une polyphonie de chemins possibles pour de multiples composants dans un temps libre de contextes et ça c’est peut-être ce que Hugo Ball appelait « le nerf vital qui unit tout à tout »(23) et c'est peut-être paradoxal mais évident si l'on considère comme inévitable la propagation des pensées de toutes les époques comme des additions d'additions en couches qui s'éclaircissent au fur et à mesure de leurs arrivées dans l'intégralité ou le morcellement de leurs créations comme pour écrire un céleste roman aux mille interprétations



(22) - Pierre Restany, Pollock ou la peinture en tant qu’objet, Catalogue Jackson Pollock, éditions du Centre Pompidou 1982, p 80

(23) - Hugo Ball, La Fuite hors du Temps 1913-1921, éditions du Rocher 1993, p 113



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55 - très souvent je pense à toutes les créations humaines de tous les temps qui assemblent des formes d'expérimentations pour créer des formes de représentations du monde c’est-à-dire des suites d'impressions ou de sensations et aussi des combinaisons d'images et de mots ou encore de sons et de lieux et parce qu’elles sont des mouvements de pensées et de recherches ou bien des rencontres ou des rêveries elles sont des morceaux du monde réorganisés dans des espaces de simultanéités pour former des agrégations de créations comme un effet de tout-ensemble qui additionnent des coexistences de possibles qu’alors résolument il ne s'agit pas de regarder fixement mais d’activer joyeusement

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56 - un regard qui remplit l'univers active des possibilités d'expérimentations pour faire s'interpénétrer l'espace et le temps et parce que le monde pour continuer est un remplissage de ces pensées je leurs souhaite à toutes un compagnonnage bienveillant au milieu des milliards et milliards d’autres venues d'ailleurs autrement

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57 - si « L'espace n'est que l'ordre des " coexistences " possibles de même que la durée l'ordre des " successions " possibles »(24) alors en ce qui concerne la durée qui produit de l'espace le mot " coexistences " s'additionne aussi à celui de " successions " parce qu’il y a des temps différents qui se croisent et se superposent c’est-à-dire des sortes de durées globales incertaines qui créent des relations de lieux associées à des couleurs et des sons facilement repérables pour y trouver en transparences toutes les existences et leurs moments d'apparitions mais on peut bien sûr dire les chose autrement ou même ne rien dire ce qui pour entendre le silence se remplir est beaucoup plus facile

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58 - j’écoute et trace de longues coulées d'espace et de temps où la distance entre le réel et l'imaginaire passe par des sensations vécues dans la découverte de ce qu'on pourrait appeler les fragiles forces humaines comme une marée imaginaire dans un océan rouge (voilà peut-être comment comprendre l’échelle de mes ouvrages c’est-à-dire que ce sont des variations conscientes et aléatoires et je les regarde)

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59 - c’est une œuvre lente parce que c’est une addition d'une infinité de moments comme des restes de constellations où le hasard et la logique se rencontrent pour remplir le paysage en développant des résonances ouvertes un peu comme si la vie non pas tant dans ses descriptions que dans ses actions prenait ses dimensions

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60 - toute forme de mouvements révèle la vie parce que lorsque le mouvement s'arrête la vie s'arrête (croisements de formes, de couleurs, de sens, de beaucoup, de peu, de temps, de pensées, d'idées, de détails, d'images, de choses, de fragments, de possibilités, de processus, d'obstinations, d'infinis, de gestes, de sons, de poésie, de sensations, de force, de fragilité, d'émotions, de moments, de signes, de désirs, de lumières, d'impressions, de volonté, d'imagination, de limites, de préoccupations, d'affirmations, de doutes, d'allusions, de libertés, d'explorations, d'attitudes, de jouissances, d'interprétations, de propositions et ça n’est jamais fini) et ces mouvements souvent très vulnérables parce que fragiles et remplaçables sont des moments de regards dans leur essor comme une respiration vers leur éternité peut-être mais ceci n'a pas plus d'importance que cela parce que l'ordre du monde se manifeste de bien des façons pour construire ce qu'il cache et révèle

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61 - le monde est un patchwork et ça c'est une idée qui me réconforte parce qu’elle offre tout un programme ouvert vers lequel aller pour exister et travailler et parce que mon sens de l'action ne veut pas limiter sa production de pensées à ses moments de visibilités dans leurs lieux d'apparitions je peux finalement découvrir ces petits bouts d'éternité au-delà de mes idées et ma pensée peut y évoluer dans l'incertitude au milieu de mes convictions et de mes doutes et elle y devient polymorphe

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(24) - Leibniz cité par Jean-Paul Aufray, L'Espace-Temps, Flammarion 1998, p 20



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62 - travailler avec l'idée permanente que tout est fragment dans l'infini mesure de l'univers permet de voir l'ensemble comme une inévitable forme d'exaltation par l'addition d'instants et de territoires différents et parce qu’on le voit dans la vie je l'expérimente dans mon travail avec beaucoup de formes et de dimensions et aussi de mises en scène et chaque nouvelle présentation propose une nouvelle version par exemple lorsque dans ma tête j'entends une musique de cloches lointaines en réalité une illusion provoquée par le son étouffé du chauffage je place tout à côté de la surface teinte une enceinte acoustique pour doucement y faire entendre un concert de cloches et c'est ce qu'il fallait

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63 - je pense une exposition des Vivages comme un rassemblement de morceaux et comme une irradiation elle est aussi un rassemblement de personnes chaque pensée lentement par delà ce moment au milieu d'autres vies et c’est juste une manière de faire les choses et quelque fois il faut découvrir à nouveau ce que nous faisons

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64 - « Il n'y a point de lieu d'aucune chose au monde qui soit ferme et arrêtée sinon en tant que nous l'arrêtons en notre pensée » écrit Descartes(25) et sa conception est déjà celle d'un espace et d'un temps relatif c’est-à-dire sans réalité absolue parce que notre esprit construit la réalité c'est pourquoi j'ai toujours travaillé en activant des processus qui me permettent d'avancer sur la question du temps quelle que soit la situation et l'idée de sa transcription par l'action permet l'intégration de contradictions et de significations ouvertes à de multiples connexions et c'est très flexible et donc très discutable et tous les artistes devraient se préoccuper de rendre discutables leurs idées par exemple Nam June Paik en parle beaucoup et Isidore Isou a clairement posé la question et aussi Émile Malespine qui dans sa revue Manomètre publiée à Lyon entre 1922 et 1928(26) cherche un langage au-delà des langues et Hugo Ball et Raoul Hausmann et Kurt Schwitters aussi et tout ça mis ensemble pose des masses de surfaces qui révèlent et développent le monde sans délimiter de sens

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65 - si depuis plusieurs décennies je consacre ma vie à l'art ce n'est pas une question de volonté ni de courage mais une situation de vie à la mesure humaine de mes forces et de mes fragilités dans l'ambiance du vaste temps ce fameux air ambiant de Léonard dans lequel les choses ajoutées composent des situations et dessinent des fragments d'existences pour intégrer des possibles et parce que la vie est un continuum dont à toute époque les moyens pour la créer sont à portée de mains ce fort sentiment d'une humanité à la fois la même et nouvelle que toutes les époques ont essayé de tisser me fait du bien parce qu’il me rapproche affectueusement des autres ceux d'avant et ceux d'après

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66 - mes Vivages comme des paysages de tous les temps pour notre temps devant notre futur après notre passé mettent en scène des relations sensibles entre des pratiques humaines et le cosmos et ces formes déjà questionnées dans mes séries précédentes sont ici franchement développées et il me semble en effet que l'histoire de l'humanité doit se concentrer sur ce lien inévitablement existentiel avec toute la noblesse possible digne de cette immensité grandiose et parce que dans l'univers de l'art les planètes sont multiples cette distance cosmique par rapport au réel et à l'imaginaire passe par des sensations vécues dans la découverte de ce qu'on pourrait appeler les fragiles forces humaines c’est-à-dire des morceaux de vie additionnés au fil du vaste temps comme d’impondérables moments disponibles et renouvelables et jamais je ne l’oublie

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(25) - Descartes, Principes de la philosophie, II, 10, 1647

(26) - Émile Malespine, revue Manomètre 1922-1928, Lyon, rééditée en 1977 par les Éditions Jean-Michel Place



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67 - dans mes Vivages je combine ce que je sais et ne sais pas et c’est comme une disposition omniprésente du présent au futur c’est-à-dire comme une grande réserve inépuisable au-delà de la nécessité et parce que sur l'instant présent il faut savoir voir longtemps toutes ces propositions et variations sont comme des partitions pour des interprétations possibles à chaque présentation nouvelles et différentes et dans cette vision ouverte poser la question de savoir quel effet pour le monde si plusieurs manières de dessiner la carte du monde suggère une forme d'harmonie des différences au milieu du silence et du bruit et c'est réjouissant et c'est pourquoi la forme esthétique de mes ouvrages c'est le remplissage c’est-à-dire un tissage de fragments et donc d'espaces et de temps dans lesquelles s'incarnent des surfaces d'existences et nous savons que le temps est le premier élément de construction de l'univers puisque sans l’action du temps la vie n’existe pas

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68 - l’interchangeabilité de ce qui est là et pourrait ne pas y être et de ce qui n’y est pas et pourrait y être construit un remplissage comme dans la vie mais l'art ne reproduit pas il donne et c’est une question d'enchantement c’est-à-dire « l'idée de la vie immense »(27) et de la vie «  comme un brouhaha simultané de bruits, couleurs et rythmes spirituels »(28) et finalement d'un « monde brouhahant »(29) et lorsque donc nous importons quelque chose de la vie dans l'espace et le temps de l’œuvre les images naviguent pour chorégraphier les différences et ça tisse alors un théâtre monde rempli de paysages naturels et de paysages humains et ces vastes paysages infinis ouvrent l’horizon en forme de langage indissoluble et c’est comme une obstination

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69 - j'aime ces gens du début du XVII° siècle qui par les inventions du microscope et de la lunette astronomique découvrent émerveillés les deux immenses infinis du monde avec un regard polyphonique rempli de contradictions dans lequel « Les principes se mêlent, se séparent et se remêlent … cette action que nous appelons la vie »(30) c’est-à-dire un temps d'apparence simple à la fois le même et pas le même qui signe l'immense conscience de l'existence et lorsque je dessine des surfaces souples et flexibles comme des morceaux d'infini ou bien comme une matérialisation tout en douceur d'ondes sonores lancées sur la Terre c'est un geste qui s'infinit dans des dimensions qui contiennent la fragilité d'un acte humain et l'immensité d'un acte alors détaché du temps pour interpréter les différentes parties d'une symphonie dans tous ses murmures et tous ses bruits

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70 - à la 239° page des 1400 de La Créatique ou la Novatique Isidore Isou écrit « Un petit fait, dans un coin de l'univers, peut occuper de plus en plus de temps et d'espace, jusqu'à embraser le monde entier »(31) et Kurt Schwitters écrit « Le court espace de temps qui nous est donné peut l'être aujourd'hui, demain ou hier ; seulement ce temps doit alors se reconnaître, compenser ses tensions, se construire, se poétiser, se conduire avec justesse; quant à hier, demain ou après-demain, il est indifférent où et comment on est né, ce qu'on porte en soi; seule importe la façon dont on le porte et ce qu'on en fait »(32) et Stephen Dedalus disait que « c'était très grand de penser à tout et à partout »(33) et Bradford sur la planète Mars décrivait un « prodigieux petit coin de l'univers »(34) et l'homme cultivé disait « je ne suis quand même pas si idiot que ça » et moi tout simplement sous la lumière du jour qui éclaire et qui libère les choses et les gens et agrandit le temps c’est-à-dire ce qui existe réellement je dois prendre mes distances et là c'est la vie comme une esquisse à toute œuvre d'art

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71 - à la question de savoir à quoi peut donc servir l'art Kurt Schwitters et Raoul Hausmann dans la présentation de leur revue PIN écrite ensemble en français en 1946 mais jamais éditée répondent « ranimer le grand vide »(35) et ça veut dire faire acte de remplissage

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(27) - James Joyce, Stephen le héros, Folio Gallimard 1975, p 102

(28) - Huenselbeck, Manifeste dadaïste, Catalogue exposition Dada, éditions du Centre Pompidou 2005, p 506

(29) - Jules Verne, Testament d'un excentrique 1899, RBA Collection Hetzel 2019, p 8

(30) - Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune 1657, Omnibus 2009, p 62 et 90

(31) - Isidore Isou, La Créatique ou la Novatique 1941-1976, éditions Al Dante 2003, p 239

(32) -Kurt Schwitters, Les tableaux merz 1932, Merz, éditions Gérard Lebovici 1990, p 179

(33) - James Joyce, Stephen le Héros, Folio Gallimard 1975, p 34

(34) - Ray Bradbury, Chroniques Martiennes 1950, éditions Denoël 1997

(35) - Kurt Schwitters et Raoul Hausmann, 1946, catalogue exposition Kurt Schwitters, éditions du Centre Pompidou 1994, p 350



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72 - l'ombrelle de Kurt était rouge et le paysage cosmique comme une obstination avec seulement quelques certitudes un peu comme « le secret dévoilé d'Anna Blume » ou « La Sainte Affliction » détruite(36) c’est pourquoi le côté constructeur de Schwitters et celui de Ball me les font préférer à tous les autres dadaïstes et j'aime beaucoup aussi l’idée de faire interpréter en les superposant tous les Préludes et fugues de Bach c’est-à-dire des zones où le « dynamisme du paysage » si cher à Bachelard(37) s’affirme dans une dimension cosmique pour ouvrir l’horizon si proche de nous

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73 - chacune des séries de mes ouvrages développe des procédés et processus qui me sont inconnus lorsque je les mets en chantier et lorsqu'ils me deviennent du connu je les arrête pour m'engager dans d'autres processus c’est-à-dire d'autres champs inconnus et cette nécessité de vivre un territoire de recherches inconnu que je ne trouve plus d'intérêt à poursuivre lorsque je le connais me pousse alors vers un autre territoire d'exploration et ainsi de suite et c'est là le principe de mes séries dans lesquelles je crée ainsi des espaces d'où je peux voir à la fois tout ce que j'ai fait et tout ce que je peux faire et aussi tout ce que j'ignore encore pouvoir faire parce qu’il y a toujours des éléments extérieurs à toute chose comme le bruit des automobiles au loin qui s’additionne aux chants des oiseaux lorsque je me promène dans la forêt et se demander alors si une œuvre d'art peut se détacher de son contexte c'est peut-être ça la cosmique dérive mallarméenne

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74 - lorsque je chantonne au rythme de mes pas accompagné des images et des sons tout autour je peux comme Léonard dire que « mes événements ce sont mes pensées »(38) mais souvent parce que mon imagination devance les possibilités pratiques plusieurs projets n'ont pas aboutis(39) et on pourrait alors envisager une joyeuse exposition des éléments et documents de projets inaboutis parce qu’ils sont des traces de temps comme une élaboration de moments additionnés qui occupent et remplissent l'espace c’est-à-dire une relation de vie comme on écrit une relation de voyage

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75 - dans toutes les situations de mes ouvrages je produis des actions qui rendent visibles les processus de créations dans la flexibilité de leurs possibles et parce que l'espace de l’œuvre n'est pas séparé de celui de la vie il en découle une forme de prestige dans lequel ses conditions de réalisation et d'exposition y signent son inscription et chaque espace qui reçoit l’œuvre devient ainsi tout aussi captivant que tous les autres contextes dans lesquels toute action humaine existe ou pourrait exister et alors nous avons toutes ces situations visuelles et sonores qui nous emmènent dans des environnements de compréhensions multiples parce que lorsque la nature n'est plus saisie dans sa représentation mais dans son énergie ça révèle quelque chose sur notre propre utilisation des possibilités de l'indétermination pour que rien ne se perde

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76 - les couleurs étalées en teintures offrent l'avantage d'apparences changeantes selon la lumière ambiante parce qu’il ne s'agit pas de tableaux solides mais de couleurs liquides mouvantes et ces mouvements de matière liquide comme de fragiles compositions flottantes et transparentes jamais définitives dessinent des formes indépendantes et même désaccordées comme un paysage bienveillant potentiellement rassurant parce que c’est un spectacle qui me révèle un imaginaire juste là à portée de mes mains en un même mouvement de vibrations et d’impressions et c’est ce réel là dans lequel je pense mes Vivages

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(36) - Kurt Schwitters vers 1920, catalogue exposition Kurt Schwitters, éditions du Centre Pompidou 1994, p 40

(37) - Gaston Bachelard, Le droit à la rêverie, PUF 1970, p 170

(38) - Léonard de Vinci, Manuscrit sur le vol des oiseaux, les incunables p 66

(39) - Mises dans un centre commercial désaffecté à Milan en 1994 était le premier, l’appropriation d’un centre commercial sera finalement joué en 2006 à Lyon avec l’exposition La Grande Surface et tous ses Lieux



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77 - la vie est action et jamais je n'ai pensé mes œuvres en terme de compositions mais en forme d'actions et dans mes paysages cosmiques deux actions se conjuguent c’est-à-dire une action humaine par la main qui trace et une action naturelle par l'eau colorée qui s'imprègne et s'étend et c’est pourquoi j’aime Odilon Redon qui dit vouloir « avec un peu de matière liquide, la plus simple, reconstituer ou amplifier la vie, en empreindre une surface d'où émergera une présence humaine »(40)

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78 - l'art ne prouve pas mais manifeste l'activité de la pensée dans une multidimensionnalité des situations rencontrées au-delà des distinctions qui séparent et on pourrait appeler ça des représentations transitoires avec leurs assortiments de variations et c’est peut-être là le fameux « horizon unanime » de Mallarmé(41) parce que lorsqu'on découvre le monde on ne corrige pas le bruit de la vie c’est pourquoi j’additionne des mots et des actions avec toute ma conviction et mes incertitudes et toutes mes compréhensions logiques et infiniment vagues et fragiles aussi et c'est peut-être un commencement de conscience des mesures de soi dans celles du monde en tout cas un acte de remplissages en termes justes et imprécis sans intentions ni définitions

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79 - les structures de grilles qui construisent mes premières œuvres sont comme les latitudes et longitudes des livres de Jules Verne c’est-à-dire des repères sur l'espace infini puis avec Les Visionnages et Les Naturages la grille devient mouvante jusqu’à même estomper ses lignes dans Les Vivages(42) c’est-à-dire que la grille s'est liquéfiée en paysages comme des compositions flottantes et fragiles jamais définitives pour dessiner des formes indépendantes et même désaccordées comme des fragments de pensées jusqu’à l’horizon mais cela convient-il aujourd'hui je ne sais pas

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80 - lorsque John Cage demanda à Varèse quelle était sa vision du futur il répondit que « ni le passé ni le futur ne l'intéressait et que sa seule préoccupation était le présent »(43) mais il oubliait que ce présent qu'il honorait avait pour fondation le passé qui lui aussi avait été le présent d'un autre passé et que son présent à lui Varèse serait le passé d'un prochain présent et que au fond ces idées nous rendent tous contemporains et ça c'est réjouissant parce que ce sont des idées de partages et d'interpénétrations c’est-à-dire que le temps mélange les voix et la voix c’est la permanence de l'humain

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81 - la voix est une étonnante chose de la vie et cette mélopée de tous les temps modulée comme une constellation avec tous les sons ambiants c’est un chant cosmique pour le cœur et l'imagination comme lorsque l’on m’écrit « ta voix et ta présence avec nous » en me demandant d'interpréter et d’enregistrer un texte pour un spectacle(44) et nous avons travaillé presque 3 heures sur des improvisations pour voix avec flûtes et percussions et aussi système électroacoustique et c'était très agréable

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82 - parce que le son crée l'image humaine qu'il contient il est une conscience de l'espace et du temps qui tout naturellement nous amène dans tous les autres mondes de la réalité avec tous leurs champs d'infinies variabilités comme une source poétique au-delà du langage et cette immensité c'est nous qui la construisons parce que c’est nous qui proposons des situations de lieux et de contextes pour trouver de nouvelles combinaisons

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(40) - Odilon Redon, A soi-même 1867-1915, éditions José Corti 2011, p166

(41) - Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1914, Poésie Gallimard 1976, p 415 et éditions Gallimard 1997 p 11

(42) - Les Visionnages 2003-2009, Les Naturages 2010-2018, Les Vivages 2018-2024

(43) - John Cage, Histoire de la musique expérimentale aux Etats-Unis, in Silence 1961, éditions Contrechamps et Héros-Limite 2004, p 75

(44) - Voix off dans le spectacle To Die in Space par le collectif Drive-in, Théâtre de La Renaissance, Lyon



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83 - lorsqu'un ami compositeur m'initie aux captures sonores des ondes électromagnétiques et me prête du matériel spécialisé j'enregistre Séquence cosmique avec ondes électromagnétiques comme un écho fragile ou bien même un écran devant l'horizon et c'est un comportement de possibles pour des possibles de compréhensions

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84 - dans un paysage cosmique on aperçoit tous les objets et les gens et les choses du monde avec leurs histoires et histoires dérivées et sous-histoires dérivées comme une impossible immense topographie à la Spoerri(45) que l'imagination permet en pensant à tous les pas des êtres humains qui forment additionnés sur le globe la marche du monde et toutes ces respirations humaines conservent la réalité qui s'active tout autour et quiconque veut l’enregistrer doit alors intégrer à sa pensée ce qui se passe à côté et remanier ou modifier ce qui est déjà fixé et ne jamais craindre d'autres interprétations et alors la distance entre le faire et le fait est affectée d'un coefficient de vie qui en modifie sa mesure parce qu'aucun principe ne peut la mesurer et c'est ce qui m’explique cette sensation plutôt excitante d'une suite inconnue jamais déterminée dans sa forme et sa définition pour créer des situations de résonances qui intègrent l’œuvre à la vie et la vie à l’œuvre jusqu'à l'inachèvement

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85 - dans un parcours avec toutes ses résonances et ses rythmes comme un reflet du temps on voit à travers la vie toute entière et parce que ça raconte une histoire du monde ou plutôt une appréhension du monde comme un mouvement pour inventer de nouvelles relations possibles avec de nouveaux contextes c’est un élan mais parfois aussi un refuge et la question de savoir s’il faut se construire un refuge pour atteindre le monde est aujourd’hui une question humaine inévitable et nécessaire

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86 - Kurt Schwitters a sans doute l'idée de prendre son envol de manière banale et lumineuse et de s'en retourner à la vie lorsqu’il titre La Mouche de Feu un dossier de textes Merz qu'il a emballé dans son exil anglais en vue de les faire publier(46) et lorsque Helma lui dit « J'ai peur » il lui répond «  N'aie pas peur »(47) et moi j'ai peur que les traces de mes travaux se perdent après ma disparition et pourtant je continue avec la même obstination et ce besoin légitime de reconnaissance n'y change rien parce que ce n'est pas de l’orgueil mais un élargissement inévitable

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87 - j'ai été heureux d’apprendre il y a peu que Robert Filliou avait été le premier artiste à recevoir le Prix Kurt Schwitters en 1982 et lorsque l’on m'écrit « Très heureux d'être assis à tes côtés, à la Grande Table de l'Humanité » ma réponse cite « le Banquet de la Culture Universelle » de Stephen Dedalus pour « Recréer la vie avec la vie »(48) mais il est bon parfois de regarder l'art sans souvenir de l'art seulement son contexte à la plus grande échelle possible et c’est fou comme la réalité transporte l’obstination de la création pour mieux voir et là c’est vaste bien au-delà des mimétismes culturels

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88 - lorsque je chantonne au rythme de mes pas ou de mes mains qui tapotent ou frottent des objets j'active des surfaces de traces humaines à une échelle cosmique c’est-à-dire des morceaux de vie sur un fond de paysages cosmiques et tout se passe comme s’il y avait un rendez-vous sans timidité ni quoi que ce soit de risqué et parce que le spectacle n’est jamais connu d’avance et que l'expérience et la constatation de ses effets ne peuvent agir que sous l'action du temps il y a alors plein de raisons à vouloir voir le monde entier dans un petit morceau du monde avec tous les sens et sans la méfiance dans l'inachèvement

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(45) - Daniel Spoerri, Topographie anecdotée du hasard 1962, Le Nouvel Attila 2016 réédition complétée

(46) -Friedhelm Lach, Les écrits de Kurt Schwitters, Catalogue Kurt Schwitters, éditions du Centre Pompidou 1994 p 64 et Sabine Macher dans sa postface à sa traduction de Kurt Schwitters, Homme par dessus bord, proses 1931-1947, trente-trois morceaux 2022, Lyon, p 270-271

(47) - Dietmar Elger, L’œuvre d’une vie : les merzbau, Catalogue Kurt Schwitters, éditions du Centre Pompidou 1994, p 151

(48) - James Joyce, Dedalus ( Portrait de l 'artiste jeune par lui-même), 1943, Folio Gallimard 1982, p 263 et 253



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89 - dans la flexibilité mouvante de mes Vivages les sons et les couleurs imprègnent l'espace un peu comme la mousse sur la pelouse et cette manière de travailler abandonne l'idée de vue d'ensemble c'est-à-dire de composition parce que la composition est remplacée par un flux mobile jamais figé dans un entrelacement d'espace et de temps qui s'étend comme une immédiate présence et s'y déplacer comme une note pour joindre une autre note et plein d'autres sur la partition du paysage c'est habiter sur la portée de ses propres affaires en ouvrant la partition du monde et de toutes ses variations

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90 - ce n'est pas de la théorie parce que je suis rempli d'incertitudes et de doutes et ce n'est pas non plus de la publicité si ce n'est bien sûr pour l'humanité mais des actions pour éclairer de flexibles moments toujours impondérables par de lentes élaborations en additionnant des instants jusqu'au moment où l'espace remplace le temps et tous les jours se présentent ainsi en une suite cumulative dans une dimension jamais définitive et peu importe la manière et les matériaux utilisés ou encore la somme de travail nécessitée parce que la question des codes d'appréciations reflète celle de la réception de l’œuvre d'art comme elle règle celle de l'appréciation de toutes les choses de la vie et l'art n'échappe pas à la vie

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91 - Les Vivages sont forcément critiques du temps et de toutes les affaires humaines qui s'y additionnent parce que l'art n'est pas une île dans la vie et pourtant il l’est aussi parce qu’il est une expérience du monde au milieu de beaucoup d'autres comme des proliférations de métamorphoses et de transformations et en croisant par additions un ensemble d’œuvres et de documents avec des moments de ce que je suis et de ce que je fais et donc de ce que je peux capter du monde cet ensemble collecté forme une exposition et les éléments qui en forment le style s'expliquent comme on explique la cabane ou l'île déserte que chacun essaie de bâtir au fond de son âme parce qu’ils déclinent la nécessité que procure le plaisir du geste créatif de toujours se situer chez soi à la croisée des chemins

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92 - lorsque Hugo Ball écrit dans La Fuite Hors du Temps « Notre effort actuel pour le style ? Que tente-t-il ? De se libérer de l'époque, même au niveau du subconscient, et de donner ainsi à l'époque sa forme la plus essentielle »(49) il sait que la nature humaine apporte sa part d'intimité à chaque pas dans l'immensité dont l'exposabilité fera force c’est-à-dire une force artistique en action pour inventer la vie et toute sa beauté

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93 - la vie pour créer son espace se développe lentement et même très lentement et ce n'est pas une expérience esthétique mais une action dans l’infini de l'espace et du temps et mon intention y est souvent mêlée à une infinie perplexité devant tant de perceptions et de possibilités comme un flux de fragiles visions et de représentations avec leurs contextes et leurs horizons et c'est un processus d'associations et d’assemblages et dans tous les cas ce sont aussi des lieux de rêveries avec des situations d'attentes et d’enthousiasmes comme un roman démonté

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94 - voici maintenant un début de roman avec Auguste Bolte et Tarzan puis quelques autres dans lequel les événements prennent un tour qui n'était pas prévu lorsque Auguste Bolte la célèbre héroïne de Schwitters(50) rencontre Tarzan le seigneur de la jungle(51) et l’on se demande alors quelle langue ils parlent lorsqu’ils vont s’asseoir et se rafraîchir un peu en regardant l'océan et en écoutant le vent puis quelques heures plus tard Auguste Bolte songerait à ce moment et à la vie qui est une suite de moments mais si personne ne peut se préoccuper de tout Auguste Bolte est une héroïne et l’on se demande donc ce qu’elle vient chercher ici mais on peut toujours faire preuve d’imagination

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(49) - Hugo Ball, La Fuite hors du Temps 1913-1921, éditions du Rocher 1993, p 204

(50) - Kurt Schwitters, Auguste Bolte, éditions Der Sturm Berlin 1923, éditions Allia Paris 2013

(51) - Edgar Rice Burroughs, Tarzan , seigneur de la jungle 1912, éditions Omnibus 2012



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95 - le rapport à l'imagination lié à l'émotion se confond avec la question des significations lorsque le spectateur est responsable de ses choix parce que les significations ne disent pas le pourquoi ni le comment mais humanisent la réalité qui n'est jamais limitée parce qu'imaginée dans un temps bien réel pour élargir l'expérience individuelle et commune de l'existence et mieux voir toutes les significations possibles qui s’y croisent

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96 - comme une marée imaginaire dans un océan rouge voilà peut-être comment comprendre l’échelle de mes Vivages c’est-à-dire que ce sont des variations conscientes et aléatoires et je les regarde former des courants de significations très liquides jamais définis comme un flux perpétuel ouvert et mobile dont on peut librement jouer pour les compléter et parce que la forme toujours suit l’action pour trouver autre chose c’est comme un écho sans fin si l’on sait bien écouter

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97 - dans notre époque où l'on fait du silence une valeur alors qu'il est seulement un espace pour accueillir les sons et les bruits de la vie c’est-à-dire un espace vitale en permanente construction je ne peux m'empêcher de relier l'imprévisible de mes actions aux limites de l'imagination avec toute mon obstination pour mieux déterminer mes intentions et pouvoir les imprimer comme une surface habitée et ce qui est habité peut être silencieux ou bruyant ce n’est pas différent

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98 - je regarde la forme de mes Naturages et celle de mes Vivages et j’y vois la même différence que celle entre les peintures de Monet et les tableaux de Redon c’est-à-dire différentes façons de dire la lumière destinée aux regards comme un pas de côté pour vivre le moment avec un sentiment d'éternité dans l'action et ces flâneries sont pour moi des promenades parfaites pour se rapprocher d'un espace non pas démesuré mais sans mesure c'est-à-dire une image communicable sans message

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99 - je n'ai pas créé un monument mais seulement des fragments parce que lorsque je veux écrire ma pensée vraie je ne peux pas poser le doigt directement dessus et suis alors obligé de tourner autour mais c'est bien agréable et sûrement plus vrai parce que ça ouvre à quelque chose proche d'une mobile polyphonie de sens pour continuer et dans cet espace je ne serai jamais vaincu

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100 - l’œuvre comme partition multiplicatrice de solutions traverse l'ensemble de tous mes ouvrages et le regardeur dans son imagination peut créer d'autres œuvres possibles avec les mêmes éléments auxquels il peut ajouter et c'est l’œuvre multiplicatrice d’œuvres pour offrir des possibles d’œuvres

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101 - j’aime produire des œuvres transportables réduites à peu de volume pour voyager léger par exemple il est facile aujourd'hui d'envoyer où que ce soit des fichiers de films et de sons pour construire les environnements de mes Naturages et Les Vivages sont facilement transportables avec leurs éléments complémentaires que l’on peut souvent récolter ou fabriquer sur place et parfois même j’aimerais ne pas avoir à me déplacer pour exposer

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102 - il n’y a pas unité d’actions mais ambiguïté des événements joués bruyants et silencieux et cette vision des choses introduit et détermine un flux de ces choses c’est-à-dire une sorte de durée globale incertaine associée à des couleurs et des sons facilement repérables c’est-à-dire une structure du temps pour y trouver en transparences des morceaux d’existences et leurs moments d'apparitions comme des séquences paysagées dans lesquelles beaucoup d'éléments se greffent et s'additionnent c’est-à-dire des productions de traces humaines ce que Mallarmé appelle « l’association terrestre »(52)

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(52) - Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres dans Divagations, Poésie Gallimard 1976, p 365



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103 - Lorsque Joyce écrit « Dans le roman, ce ne sont pas de grandes choses qui arrivent, mais la somme des petites choses, sans rapport les unes avec les autres, en un flux incohérent, les pensées comme les gestes, les associations d'idées comme les automatismes du comportement »(53) et qu’il ajoute « L'ordre est devenu la présence simultanée d'ordres divers »(54) cela signifie que l’œuvre semble ici en mouvement permanent et que le lecteur en est son cocréateur devant ces horizons de créations ouverts et disponibles et que la pensée alors échappe à l’emprise théorique parce que l’œuvre à l’image de l’univers se dévoile comme activité imaginative donnant naissance à des images au-delà des théories selon différentes perspectives mais pouvant les englober toutes et c’est là le pouvoir des possibles toujours possibles c’est-à-dire une démultiplication de la vie

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104 – quelque fois mon travail me conduit à faire des rencontres et c’est comme écouter des histoires et des situations intenses et les aimer et c’est pourquoi au mot "influences" je lui préfère celui de "rencontres" qui me construisent un alphabet évolutif à lire en boucle dans un style synesthésique et très coloré et j'aimerais alors que tous ceux-là passionnément rencontrés trouvent mes ouvrages dignes d'intérêt

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105 - tous mes ouvrages c’est-à-dire mes œuvres de tous mes âges existent comme un univers concentré à portée de mains avec son rythme et ses musiques et aussi ses couleurs et ses voix et ce qui est réalisé s’ajoute à ce qui vit sous la forme de projets ou de documents et notes et cet ensemble réuni devient le format de l’exposition où se mouvoir et comprendre en sachant toujours qu’il n’y a pas et n’y aura jamais de bout au chemin ainsi tracé

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106 - on peut montrer des photographies et des esquisses présentant d’autres possibles d’une œuvre qui jamais figée appelle des variabilités de possibles et le spectateur qui donc jamais ne voit le tout mais seulement une partie complète par son imagination stimulée par les documents qui de ce fait deviennent sans hésitation œuvres à part entière

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107 - j'ai lu seulement récemment L’œuvre ouverte de Umberto Eco et j'y ai rencontré beaucoup de mes préoccupations parce que ces prises de vues portées sur l’activité artistique et ses comportements construisent des formes de scénarios de possibles autour des idées de mouvements et de multi-dimensionnalité pour élaborer des œuvres sans limite dans leurs méthodes de productions et leurs invitations et c’est plutôt joyeux parce que « le monde est un nœud de possibilités et l’œuvre d'art doit en tenir compte »(55)

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108 - j'accorde une grande valeur aux documents et traces de mes ouvrages parce que l’œuvre toujours dépasse l'objet œuvre et parce que le monde se remplit de traces ces espaces traversés par le passage du temps affirment peut-être une direction pour tenter d'englober ce mouvement du temps comme une vaste puissance immense dont je ne peux ici saisir qu'un faible fragment

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109 - ce que devient le non fait et l'inabouti s'ajoutent à ce qui est fait et c'est comme une respiration ou bien une vague qui montre ou cache ou bien simplement un élan dans des contextes variés et ça c'est le pouvoir de créer avec la réalité et ses vibrations de formes et de sens et c'est très fluide et lumineux comme la pluie torrentielle que je filme mais je vais aussi faire quelque chose avec un fragile nid d'oiseau trouvé dans le jardin

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110 - dans le polylogue du temps mes Vivages sont mon île de tranquillité comme une sorte de théâtre très humain dans lequel la nostalgie peut parfois même y trouver sa place mais je trouve toujours une méthode pour l’éloigner avec quelque chose d'un rouge éclatant pour réchauffer le temps

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(53) - James Joyce, Ulysses 1914, Folio 1980, p 223

(54) - James Joyce, Finnegans Wake 1939, éditions Gallimard 1982, p 26

(55) - Umberto Eco, L’œuvre ouverte 1962, éditions du Seuil 1965, p 58



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111 - Dans les parages de mon art le monde est grand et les couleurs et les sons à mesure qu’ils se fixent dans leur élan transportent des tentatives d’invitations jusqu’à loin dans le temps comme l’effervescence des esprits que l’on peut entendre dans le bruit de la foule

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112 - un soir j’ai joué du couvercle de cuisine approché de mon oreille et pianoté avec mes doigts et j’ai obtenu des résonances et des sons presque polyphoniques et j'ai aussi placé une chaise-longue habillée d'un tissu vert devant un grand Paysage Cosmique pour s'y reposer en écoutant une mélopée que je chante en marchant et j’en ai aussi recouverte une autre d'un tissu rouge et l’ai placée devant mon portrait avec une vache encadrée de rouge parce qu’il est plus difficile de transporter une vache alors que la chaise-longue est un objet de repos léger facilement transportable et je me souviens que Laura Kuhn en avait installées plusieurs dans l'exposition Cage/Satie(56) pour écouter confortablement les musiques de Cage et regarder tout autour

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113 - ce qui arrive dans la vie du monde ce sont des constellations de temps et il me plaît de savoir que le temps ou les temps s’y écrivent de la même façon comme une addition de ces constellations c’est pourquoi il faut laisser les choses s’étendre d’elles-même comme sur mes surfaces lorsque l'eau s’étend et s'évapore et que la couleur alors se disperse en séquences ouvertes comme un commencement déroulé en fragments évaporés presque rhapsodiques et ces actions sont presque aussi des rêveries solitaires au milieu du monde et de ses excitations et je trouve là l'échelle de mes ouvrages sous les verrières de chez nous et leurs lumières débordantes

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114 - j’appelle chronotopie cosmique mon art fragile d’espaces fluides transformables et adaptables et parce que les choses apparemment sans lien ne se dérobent pas à l’intelligence je peux laisser la porte ouverte pour y introduire des chants d’oiseaux tout autant que le bruit d’un chantier comme une circulation de séquences dans des contextes différents et parce que la place de chaque chose change tout le temps et que les souvenirs n'attendent pas leurs survies les relations tissées actualisent alors de nouvelles dimensions et les incertitudes y accueillent d'autres possibles tel un amas de formes ou plutôt d’attitudes et soyez sûr que ce que je dis là n’est pas pour moi une obsession esthétique mais simplement la vie

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115 - toute forme d'art éclaire nos sensations comme « une expansion illimitée de connexions évolutives pour construire et progresser » mais peut-être étais-je d'un optimisme cosmique lorsque j'écrivais cette phrase(57) et peut-être le suis-je moins aujourd'hui et si je dis que chaque moment accueille l'immensité comme des agrégats de pensées possibles hé bien le processus de la création n'y communique pas de la signification mais du temps et de l'espace dans lesquels chaque proposition toujours précaire peut se dire comme un événement rejouable c’est-à-dire comme une ouverture d'incertitudes combinées à des possibles de savoirs qui peuvent s'y activer et dans lesquels la question de savoir ce que nous dit l’œuvre se découvre de moins en moins pour laisser place à celle de se dire à soi-même de façon très individuelle que ces jeux de rapports entre des possibles et le réel sont là non pas pour déterminer quelque chose mais pour imaginer ou bien juste suggérer d’autres sens possibles comme on regarde ailleurs pour mieux voir et voir encore plus loin

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116 - parfois les problèmes qui se posent à l’artiste sont l’occasion d’enchevêtrer de façon plurivoque l’inachèvement de l’acte et de la pensée et l’œuvre devient alors un élargissement de sa forme pour atteindre ce qu’on pourrait peut-être appeler un cosmos multidirectionnel mais sans jamais parvenir à le saisir et c'est une expérience artistique c'est-à-dire une expérience de la vie avec toutes ses variabilités de possibilités c'est-à-dire des éléments assemblés de l'extérieur à l'intérieur jusqu'à la plus grande perspective de compréhension ou de non compréhension comme une forme d'enseignement de soi-même à soi-même et aux autres

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(56) - Exposition John Cage / Erik Satie, Musée d’Art Contemporain de Lyon, 2012, commissariat Laura Kuhn, directrice du John Cage Trust

(57) - États des Lieux 1995, p 2



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117 - lorsque Isou me dit « Quelques actes de ton existence sur un fond de paysage cosmique universel »(58) ma réaction alors ressemble à celle devant une tache sur un mur comme nous y invite Léonard c’est-à-dire intellectuelle et sensible et aussi sérieuse ou désinvolte et l'intention y est et n'y est pas et le reste alors appartient à la personnalité et cette improbable addition par l'ajout des éléments qui les complètent c'est peut-être aussi ce que Mallarmé appelle « L'explication Orphique de la Terre »(59)

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118 - Odilon Redon dit que « Chaque artiste cherche solitairement sa voie sans autre initiateur à son rêve que lui-même »(60) et Jean-Jacques Rousseau dit que « Sans contredit on prend des notions bien plus claires et bien plus sûres des choses qu'on apprend ainsi de soi-même, que de celles qu'on tient des enseignements d'autrui »(61) et Isidore Isou dit que « Le novateur part de « rien » et avance à travers des « riens », jusqu'à ce qu'il arrive à tout »(62) et moi je couds et j’agglutine des mots plus forts que ma conscience et ses limites et j’invente des mises en ondes de traces visuelles et sonores et ma préoccupation n'y est pas inconditionnelle à toute donnée réelle parce qu’il faut toujours poursuivre sa voie comme volontaire pour importer quelque chose de la vie dans l'espace et le temps de l’œuvre

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119 - la forme de mes ouvrages se déplace du fini au non-fini et lorsque j’écoute et vois et crée mon regard j’établis des liens de significations comme des perspectives dilatées parce que si l’art est une chose singulière et privée qui doit être offerte au public l’idée d’éternité dans ces amas d’instants traverse forcément les esprits et alors pour défendre son programme l’artiste souvent solitaire doit savoir quitter la table du banquet des fervents de l’art

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120 - les rythme et les mélodies de mes Vivages que j’appelle aussi des concertinages cosmiques sont comme un infini champ de possibilités qui ne reposent pas sur des significations mais sur des besoins d'additions qui produisent des besoins d'interprétations pluriels et simultanés et ça m’amuse et ça me réjouit comme l’enfant qui interprète les mouvements des nuages qui se forment et se déforment pour se raconter d’autres histoires et c’est pour ça que j’aime les « Notes sur rien » de Stéphane Mallarmé(63) et la « Conférence sur rien » de John Cage(64) parce que tout peut s’y produire comme de fragiles paysages humains dans un immense moment de rencontres heureuses et franchement ça peut être très amusant et même excitant

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121 - Hugo Ball a bien raison de dire que « L'art ne peut être serein que dans la mesure où il ne manque pas de plénitude et de vie »(65) parce que l’immensité de la réalité peut se constituer sans le besoin de dimensions théoriques mais seulement dans des additions de moments avec leurs déplacements et leurs interactions réciproques qui forment alors cette impression première d’unité à chaque direction que nous y trouvons et c’est très vivant

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122 - lorsque j'enregistre une mélopée pour voix et bois frotté(66) dans laquelle la rythmique répétitive du bois doucement frotté crée un fond sonore ritournellement mélodieux et que dans ma lecture du soir je découvre la vive apparition de Schwitters lors de la tournée Dada en Hollande lorsqu’il récite son poème Silence « en s'accompagnant d'une crécelle produisant un son chantant très fin avant de subitement marteler de ses deux poings la queue du piano »(67) hé bien ça m’enchante comme lorsque je découvre que Jules Verne habitait rue Jean-Jacques Rousseau à Nantes

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(58) - Isidore Isou, L’Héritier du Château, éditions Balland 1976, p.205

(59) - Stéphane Mallarmé, Autobiographie dans Divagations, Poésie Gallimard 1976, p.373

(60) - Odilon Redon, A soi-même 1867-1915, éditions José Corti 2011, p 155

(61) - Jean-Jacques Rousseau, Émile ou l'éducation 1762, Œuvres complètes tome 3, éditions du Seuil 1971, p 123

(62) - Isidore Isou, La Créatique ou la Novatique 1941-1976, éditions Al Dante 2003, p 240

(63) - Stéphane Mallarmé, Notes sur rien. Où donc ai-je lu ces Notes sur rien ? En tout cas il me plaît de les avoir rencontrées

(64) - John Cage, Conférence sur rien dans Silence 1961, éditions Contrechamps et Héros-Limite 2004, p 120

(65) - Hugo Ball, La Fuite hors du Temps 1913-1921, éditions du Rocher 1993, p 116

(66) - Musique pour Voix et Bois frotté est une action enregistrée en une seule prise directe puis mise en scène dans une installation avec bâches, lumières et dispositif sonore

(67) - 10 janvier 1923, catalogue exposition Dada, éditions du Centre Pompidou 2005, p 938



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123 - dans ma bibliothèque les livres de Jules Verne et les œuvres complètes de Rousseau sont reliées en carton rouge et j’aime aussi Odilon Redon parce que ses initiales sont de l'or ce qui est aussi une très bonne raison de l’aimer et lorsqu’il écrit « rien de ce qui est du cœur ne saurait finir...dans la foule on emporte avec soi l'obstination de sa destinée...voir, c'est saisir spontanément le rapport des choses...ce que révèle une attitude vraie, l'harmonie, la beauté d'un mouvement libre, vient du fond même de la vie »(68) il parle de recréer la vie avec la vie et c’est encore une autre bonne raison de l’aimer mais j’ai aussi bien d’autres raisons d’aimer Jean-jacques Rousseau et Jules Verne

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124 - parfois il faut se demander comment regarder pour atteindre l'ignorance et le savoir en même temps avec l’élégance de l’intelligence et la fragilité de nos actes et je trouve que l’artiste devrait se débarrasser de l’idée d’une attitude de compréhension totale en regardant la réalité comme une réserve de compositions c’est-à-dire un accroissement de suggestions sans appréhension et alors l’imagination multiplie d’autres espaces possibles que je laisse agir lorsqu’ils me deviennent intimes et c’est pourquoi à la demande de savoir pourquoi je divise mon travail en séries d’ouvrages au risque de le disperser je réponds que l’usage d’une méthode me permet d’avancer tranquille et léger et de développer alors autre chose lorsque l’inconnu me devient du connu

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125 - voici donc la construction de mes Vivages c’est-à-dire une forme de géographie flexible et mobile et devant cet espace ouvert il me faut trouver une sorte de repos ou bien de tranquillité dans l'addition de ces touches d'instants et si tout cela n’est pas le fruit du hasard il me faut alors associer de nouvelles possibilités tout au long du chantier pour en multiplier les dimensions et proposer d’autres solutions c’est-à-dire considérer l’œuvre sous divers angles au-delà de sa valeur expressive dans des valeurs de glissements et rendre possible ce contact intense ou léger entre chaque instant et le temps dans son immensité

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126 - en le pointant du doigt je crée ce que je montre et le plus beau devient alors ce que je ne connais pas comme un élargissement du regard avec des interstices et des moments d'apparitions significatives et ce sont de précieuses vibrations pour atteindre ce « rayonnement de l'esprit » dont parle Odilon à propos de Léonard(69)

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127 - mon art est un art de l'espace et du temps parce que la vie dans son fonctionnement créatif est espace et temps et si le temps crée de l'espace et l'espace du temps alors l’espace et le temps sont des apories cosmiques et des métonymies cosmiques comme un océan divinatoire dans le flux de la vie pour construire un commencement de conscience des mesures de soi et du monde et c’est sûrement une affaire de convictions avec la subjectivité de chacun et voilà donc la solution c’est-à-dire que tous les temps sont déterminants et que toutes les singularités font apparaître l’appel de leurs reconnaissances et de leurs réconciliations et c’est juste et naturel

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128 - parce que je peux additionner en termes justes et imprécis toute ma conviction et mes incertitudes et toutes mes compréhensions logiques et aussi infiniment vagues et fragiles et parce qu’ils sont des couches de traces visuelles et de traces sonores comme une topographie cosmique en forme d'arpentages inachevés Les Vivages sont des paysages à voir et à entendre comme des positions d'existences mais ça peut être bien autre chose aussi dont bien sûr une comédie parmi beaucoup d’autres pour faire tourner le temps

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(68) - Odilon Redon, A soi-même 1867-1915, éditions José Corti 2011, p 51, 55, 62, 57

(69) - id p 118



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129 - l’art peut inventer d’autres surfaces du monde et c’est pour ça que la création est quelque chose de très étrange parce que la réalité du monde n’est jamais bien distincte et « toujours nous resterons aux portes de l’infini ouvert devant nous »(70)

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130 - lorsque je filme et enregistre les sons tout autour (cris de marmottes ou de corbeaux, cloches de vaches ou de moutons et de chèvres, la musique de l'eau qui coule, celle de la circulation automobile tout à côté, le ronflement d’un avion, ma voix qui chantonne sur le rythme de mes pas, le son martelant de la pluie de grêle, le bruit d’un chantier, le brouhaha de la foule, le son des ondes électromagnétiques que je capture avec délice) hé bien c’est une sérieuse attitude divertissante sans souci d'originalité ni de nouveauté parce que c’est seulement la vie comme un réservoir d’œuvres potentielles et toujours renouvelables et dans ce spectacle qui est dedans et dehors Odilon Redon a bien raison de dire qu’« on emporte avec soi l'obstination de sa destinée »(71) mais parfois l’artiste a besoin de repos

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131 - l'ardeur de la vie laisse imaginer une réalité bien au-delà des idées parce que les images qui naviguent dans les mimétismes culturels sont bien souvent d'inutiles cadeaux pour trouver son propre jugement et c’est un sentiment heureux parce que l’œil crée ce qu'il voit mais nombreux ne le savent pas

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132 - l’œuvre dépasse l'objet œuvre non pas dans une volonté de compositions mais dans une excitation de découvertes des conséquences de mes actions et j'attends avec impatience d’entendre mes Vivages dont beaucoup sont des œuvres sonores se superposer exposés ensemble et d’une certaine façon il s’agit de dévoiler quelque chose comme une volonté singulière immédiatement activée à cet endroit juste à ce moment là

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133 - les couleurs s’activent et ces traces de couches de couleurs additionnées racontent une réalité comme toutes les couleurs de la vie qui nous montrent comment se constituent des couches de significations et j’aimerais que ce ne soit pas juste des objets à regarder mais quelque chose d’intime et en même temps de très généralement universel comme un envoi sur les ondes dans tous les côtés de l’espace impersonnel lorsque l'action remplace l'inspiration et le processus la composition et dans le vaste temps qui défile et ramasse des fragments de moments il y a toujours une possibilité dans la façon d’apparaître au monde avec ses intuitions et ses différences pour justement raccourcir les distances du temps et c’est pourquoi lorsque je module ce que j’ai fait et n’ai pas encore fait pour le voir et continuer hé bien ce sont toujours des moments épisodiques très flexibles et mobiles et jamais du temps perdu mais dans le doute et les convictions des touches de moments sur la palette du temps

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134 - toute œuvre d’art devrait être une terre d’accueil de sens à jamais inachevée c’est-à-dire un espace vital flexible et mobile à traverser

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(70) - Camille Flammarion, La fin du monde 1893, independently published 2021, p 237

(71) - Odilon Redon, A soi-même 1867-1915, éditions José Corti 2011, p 55



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