PIERRE PILONCHERY

pilonchery.com



EVERYBODY CAN SEE, EVERYBODY CAN HEAR

Notes sur le spectacle "Nobody Walks" de Clémentine Iaia et Fabian Gonzalez-Ramirez, Théâtre de l'Astrée, Lyon.


Pierre Pilonchéry

2018



Ces notes ont été écrites à la sortie du spectacle "Nobody Walks" de Clémentine Iaia et Fabian Gonzalez-Ramirez qui formeront en 2019 le collectif "Drive-in. Elles pointent des éléments de pensées qui croisent mes préoccupations et que le lecteur saura reconnaître. J'ai vu deux autres de leurs spectacles, j'en suis sorti enthousiaste et rempli d'énergie. J'étais heureux de leur invitation à participer à leur nouveau spectacle mais les répétitions sont stoppées par le confinement. Dans des conditions de travail difficiles c'est finalement en voix-off que j'interviens dans "To Die in Space" donné en octobre 2020 au Théâtre de la Renaissance à Lyon.



NOBODY WALKS de Fabian Gonzalez-Ramirez, compositeur, et Clémentine Iaia plasticienne, est de ces spectacles qui font voyager non seulement pendant mais bien après sûrement. Spectacle à la forme hybride riche de sens, mixant habilement et élégamment musique, sons, voix, danse, vidéo, lumière, NOBODY WALKS, dès ses premières images, emporte le public dans un voyage exploratoire, ou plutôt, l'invite à activer son imaginaire pour créer son propre voyage dans un espace rempli d'un tissage fluide de mouvements visuels et sonores simultanés.



NOBODY WALKS est un spectacle musical. Ce que nous entendons est une brillante composition qui tisse une nappe sonore sans début ni fin à l'image du marcheur qui ouvre le spectacle. S'y croisent et s'y mêlent de la musique électro-acoustique, des instruments (violoncelle, guitares, percussions, saxophone), des sons humains et naturels (oiseaux, flux et reflux des vagues, moteurs automobiles, voix, chants). Ce spectacle sonore, riche, multiple, avec son fort magnétisme du « live » par la présence sur scène des instrumentistes et des acteurs et par le dispositif de diffusion de la création électro-acoustique qui emplit la salle, nous emporte au gré d'un déroulement temporel qui se construit non pas sur une dramaturgie narrative mais sur un « climax » ambiant très envoûtant. La partition électro-acoustique, qui a su s'affranchir du côté « objet sonore » de ses premiers représentants (Schaeffer, Bayle, Parmigianni, Risset, Reibel...), permet une interprétation active comme celle des instrumentistes et des voix qui chantent ou récitent. John Cage est passé par là, Laurie Anderson aussi, et d'autres registres musicaux tout autant. Tous ces ingrédients et leurs acteurs dynamisent le spectacle. Cet effet englobant de la musique qui remplit l'espace de la scène et de la salle est étroitement liée à celui du visuel qui se met en place. Il y en a autant pour nos yeux que pour nos oreilles.



Parce que NOBODY WALKS est un spectacle visuel, très visuel ! La scénographie, efficace, captivante, déroule un mouvement dynamique et lent à la fois, sur un rythme toujours renouvelé, réinventé. Dès la première image qui émerge de l'obscurité au début du spectacle nous sommes questionnés et captivés par une impression de magie. Comment ça fonctionne ? Qu'est-ce ? L'utilisation de la technologie ajoute à cette magie. Il y aurait presque du Bill Viola dans cette première séquence du marcheur voyageur, et de tout le spectacle ensuite, comme cet autre moment magique où deux grandes surfaces de lumières se dessinent sur la scène : lumière verte et lumière rouge, la nature qui nous est donnée et l'énergie de l'action humaine qui construit. Pas d'avancée dans ce road movie, la marche d'ailleurs n'y est qu'un simulacre de marche, dont le secret scénographique sera humoristiquement dévoilé au final. L'humour s'ajoute au mystère. Les facettes s'additionnent. L'imbrication mouvante et changeante du visuel amplifie l'espace musical et sonore. La chorégraphie y prend une place importante pour créer un langage symbolique et signifiant des corps en mouvements. C'est la force de cette scénographie : lier la musique, les voix, la danse et tout le visuel de la mise en scène, avec souplesse, agilité, poésie et philosophie.


Même si aucune dramaturgie ne déroule son fil linéaire, NOBODY WALKS est aussi une pièce de théâtre pour laquelle les acteurs de ce road movie imaginaire, (danseurs, chanteurs, récitants, musiciens) permutent leurs rôles et leurs actions. La couleur annoncée y est clairement cosmopolite par l'usage mêlé de trois grandes langues du globe, l'anglais, l'espagnol et le français. On pense au grand chef d’oeuvre de Wim Wenders, Les Ailes du désir, cinéaste dont les deux auteurs affichent la référence avec son célèbre road-movie Paris, Texas. Mais ce n'est pas un ange qui passe ici, c'est l'humanité avec ses cheminements et toutes ses errances dans sa quête de connaissances. Les textes y sont importants (ceux, lit-on sur la fiche descriptive, de Clémentine Iaia, textes originaux, ceux des films Paris, Texas de Wim Wenders (1984) et Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr (2000), ceux des livres Les Autonautes de la Cosmoroute de Julio Cortazar et Carol Dunlop (1982) et El Payaso interior de Fernado Gonzalez, (1916) ). Et si la communication par les mots s'avère parfois difficile, alors le visuel s'ajoute brillamment au sonore, comme ce morse lumineux qu'utilisent les marins dans l'obscurité de la nuit et que vont rejouer les acteurs en traversant, croisant et multipliant l'espace de la scène. Tout devient au final chorégraphie. Nous assistons peut-être à la danse de l'humanité dans sa quête de sens et d'identité, et donc de créativité.



À l'image de le vie qui ne sépare pas mais additionne, la force de NOBODY WALKS tient dans ce tissage dense et clair de tous les registres convoqués. Aucun ne prend le dessus sur l'autre. Cunningham et Cage souhaitaient que chaque élément constitutif de l’oeuvre, musique, danse et scénographie, conserve son autonomie pour qu'aucun ne soit dépendant des autres, ici chacun affirme bien son propre parcours mais en même temps s'intègre et permute avec les autres. Tout se tient. Ce sont des morceaux qui se tissent et qui ont besoin les uns des autres pour se construire et prendre forme. NOBODY WALKS donne beaucoup à voir et à entendre. Cette hybridité revendiquée s'appelle un style. Tout y est libre, rigoureux, généreux, tout à la fois calme et dynamique. Un road movie bien ancré dans notre monde mais touchant à l'universel intemporel. Clémentine Iaia et Fabian Gonzalez-Ramirez signent ensemble une oeuvre forte. Il s'en dégage une vive sensation d'énergie, de beauté, de bonheur. Comme les livres de Jules Verne, NOBODY WALKS nous 4emmène dans un voyage à la fois ordinaire et extraordinaire. La vie.



Copyright © Pierre Pilonchéry 2018




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