PIERRE PILONCHERY

pilonchery.com



29 FRAGMENTS DE PENSÉES


Pierre Pilonchéry

Janvier - Février - Mars 2020



Du 23 janvier au 14 mars 2020, l'artiste Stéphane Roy présente l'installation « The Mental Network » à La Centrale for Contemporary Art, Bruxelles, pour laquelle il sollicite ma participation parmi de nombreuses autres. Les fragments qui suivent correspondent à mes réponses à sa question « A quoi pensez-vous ? ».



1- Je pense à toutes les formes de vies environnantes, un sentiment d'infinité qui convoque celles du passé comme celles du futur que je ne connaitrai pas. Je suis le contemporain du vivant de tous temps et de tous lieux, c'est très affectif.



2- Je pense chaque jour que la vie est excitante parce qu'elle additionne. Elle est généreuse et vaste. Elle accumule du temps, de l'espace, des images, des sons, des sentiments, des sensations, des sujets que pourtant rien ne semble relier. La forme esthétique de la vie c'est le remplissage. Elle additionne les ressemblances et les différences, des morceaux du monde dans des espaces de simultanéités. Après notre passé et devant notre futur cette expérience augmente naturellement mon rapport et mes considérations sur la réalité. Quel effet pour le monde si plusieurs manières de dessiner la carte du monde? L'espace de la vie s'agrandit, ce sont des variations de possibilités pour exister et ça c'est excitant.



3- Je pense à cet immédiat quotidien qui ne cesse de renouveller la musique de nos consciences dans le flux permanent de la vie. Dans le continuum du temps le monde est fait de parenthèses qui un jour ou l'autre se referment ou se refermeront.



4- Je pense à toutes ces différences de vies, de pensées, de moyens, de lieux, de paysages, de tout. Le bruit de la vie tout ça additionné. Je pense que c'est génial parce que je le lis comme des partitions multiples pour des interprétations possibles, à chaque fois nouvelles et différentes dans leurs mises en scène et leurs sens. J'aime le bruit de la vie.



5- Je pense à toutes ces ondes qui nous rencontrent. Nous sommes entourés et traversés par des myriades d'ondes. Et chacun nous sommes aussi une de ces ondes qui sont lancées sur la Terre pour interpréter les différentes parties d'une infinie symphonie. La vie au milieu d'autres vies n'a pas de fin. Peut-être que c'est ça le «banquet de la culture universelle », une addition d'une infinité de différences et de ressemblances avec ses murmures et tous ses bruits. Et ce regard. sur tous ces mondes possibles c'est comme un vertige, avec un sentiment comme une excitation. C'est quelque chose qui agrandit l'espace de la vie. Une vision mosaïquée de l'infini et de toutes ses ondes qui le tissent.



6- Je pense à tous ces morceaux de vies qui s'additionnent. Un tas de trucs et de choses simultanés. La vie ne classe pas, elle mélange. Des bruits, des images, des sentiments, des idées, des pensées, des couleurs, des beautés, des souffrances, des bonheurs, des faiblesses, des courages, des voix, des paroles, des langues, des théories, des libertés, des grognements, des douceurs, des modes, des enfermements, des méchancetés, des espoirs, des recherches, des mouvements, des observations, des peurs, des temps différents, des existences, des regards, des hasards, des mémoires, des logiques, des erreurs, des énergies, des confrontations, des jouissances, des incohérences, des exceptions, des intuitions, des ondes, des libertés, des incertitudes, des conversations, des cris, des actions, des nourritures, des expériences, des paysages, des convictions, des gens, des lieux, des projets, des musiques, des sensations, des choix, des objets, des connaissances, des oiseaux, des pas, des échecs, des gestes, des corps, des documents, des lectures, des arbres, des saisons, des bibliothèques, des silences, des rêveries, des mélodies, des odeurs, des instants... Des rassemblements de morceaux qui font s'interpénétrer l'espace et le temps. Il faut additionner et non pas soustraire, le monde en devient beaucoup plus amusant et moins intolérant.



7- Je pense à cette pensée de Descartes il y a 370 ans. : « Il n'y a point de lieu d'aucune chose au monde qui soit ferme et arrêté sinon en tant que nous l'arrêtons en notre pensée. » Les pensées de toutes les époques se confondent dans tous les siècles confondus. J'aime cette idée de l'humanité dans son fond toujours la même au-delà des époques, des modes, des techniques et des conditions d'existences. Ça agrandit l'espace et le temps de mon existence qui s'affirme alors comme une coexistence.



8- Je pense à comment je vois le monde. Ma réponse : au milieu du silence et de son bruit. C'est la mélodie mentale et physique de la soumission et de l'insoumission réciproque de l'homme et de l'univers. Je vois des reproductions possibles de la réalité en formes d'incantations amoureuses et belles, des actions déclinées dans toutes les orchestrations qu'on peut leurs donner pour les identifier. Des moments de regards. In vitam aeternam.



9- Je pense que l'addition est la plus belle des opérations parce que l'addition des différences nous sauve.



10- Je pense souvent à cette phrase de Joyce dans son « Portrait de l'artiste en Jeune Homme » : « C'était très grand de penser à tout et à partout ». Est-ce le fameux « air ambiant » dont parlait déjà Léonard ? Chaque jour des coulées d'espace et de temps s'étalent devant mes oreilles et mes yeux. C'est la vie comme un très grand tableau mais un tableau sans cadre.



11- Je pense que la vie est un patchwork dans lequel il suffit de piocher. La vie est une surface sans début ni fin qui résolument additionne des morceaux d'espaces, de temps, d'images, de sons, et plein d'autres choses encore. Il suffit de regarder. Il suffit d'écouter. L'art n 'est pas une évasion de la vie mais une expérience de la vie.



12- Je pense simplement que la vie est un immense infini remplissage. Remplissage de personnes, remplissage de pensées, remplissage d'objets, remplissage d'images, remplissage de sons, remplissage de mots, remplissage de voix, remplissage de couleurs, remplissages de choses sans importance, remplissage de n'importe quoi, remplissage de temps, remplissage, remplissage, remplissage et encore remplissage.



13- Je pense souvent au mot « oeuvre ». Définir ce que peut être une œuvre d'art revient à construire des limites, des frontières. Dans cette idée l’œuvre absolue est pour moi une œuvre ouverte. Elle remplace la composition par un flux mobile et jamais figé d'une infinité de compositions. Dans le continuum du temps le monde est fait de parenthèses qui un jour ou l'autre se referment ou se refermeront. Peut-être une marée imaginaire. C'est pourquoi une œuvre d'art n'épuise jamais tout son sens et je regarde avec ennui les œuvres qui veulent me démontrer ceci ou cela, ou, bien pire encore, m'apprendre ceci ou cela.



14- Je pense à tous ces synapses des cerveaux humains. Les connexions de ce chiffre incommensurable de neurones permettent de construire l'histoire de l'humanité. Des dynamiques de confrontations et de collaborations, de réussites et d'erreurs, de beautés et de laideurs, d'amours et de haines, d'intelligences et d'idioties, etc... C'est impressionnant ! C'est comme tout ce jeu complexe de constructions de l'univers. Une puissance démesurée dont chacun nous sommes un élément. Presque une forme et une somme de performances autobiographiques pour la plus grande des Expositions Universelles, la vie.



15- Je pense à ces coulées d'espaces et de temps dans lesquelles chacun tente de pointer sa présence. Toutes les grandes questions de l'humanité s'y entassent. Ce sont les musiques de nos consciences. Un monde « brouhahant » ! J'ai découvert et aimé ce mot en lisant Jules verne ! Je trouve qu'on n'a jamais trop de bruits. Les bruits sont les musiques des activités de la vie. Lorsque la vie s'éteint le silence s'installe. La plus belle des musiques serait celle produite par l'addition de tous les bruits enregistrés sur la Terre entière. On obtiendrait quelque chose qui ressemblerait à des ondes indéfinies comme un flux permanent sans début ni fin. J'aime cette idée de coulées de vies se faisant forces imbriquées ensemble. C'est comme un grand souffle de respirations continues et mon imagination respire cet air ambiant.



16- Je pense à une image qui représenterait au mieux le monde et qui dirait en les liant les lieux de nos existences. Cette image est un réseau d'innombrables lignes qui se croisent pour dessiner des morceaux de ces existences. Cet entrelacement d'espace et de temps s'étend comme une immédiate présence. S'y déplacer comme une note pour joindre une autre note et plein d'autres sur la partition de ce paysage c'est habiter sur la portée de nos propres affaires en ouvrant la partition du monde et de toutes ses variations. Juste une image ? Peut-être un filet de protection.



17- Je pense à toutes les œuvres d'art du monde entier dans tous les siècles. J'y vois des ramassages de morceaux du monde et de la vie qui se questionnent et se complètent. Elles tissent et mettent en scène des relations sensibles entre des pratiques humaines et le monde dans lequel elles s'incarnent et les dimensions maximum de ce monde sont celles du cosmos. Elles sont des morceaux de vies sur un fond de paysages cosmiques. Et il me semble en effet que l'histoire de l'humanité doit se concentrer sur ce lien inévitablement existentiel avec toute la noblesse possible digne de cette immensité grandiose.

18- Je pense à la vie comme à un continuum dont les moyens pour la créer sont à portée de mains. C'est paradoxal et stimulant et en même temps un peu compliqué parce que toute action créatrice inévitablement témoigne en grande partie du temps dans lequel elle apparait mais dans ce grand continuum pourtant. J'aime ressentir ce fort sentiment, que toutes les époques ont essayé de tisser pour exister, ce sentiment d'appartenir à une humanité à la fois nouvelle et pourtant toujours la même dans son fond de pensées. Sûrement un sentiment d'amour qui agrandit mon espace de vie. Produire un tissage de toutes les pages de « pensées » projetées sur le sol de l'espace d'exposition du Mental Network de Stéphane, voilà quelque chose qui me plairait.



19- Je pense que la seule solution pour dire sa pensée est de juxtaposer ses pensées. Le monde est comme une bombe de possibilités qu'il faut sans cesse recharger.



20- Je pense à l'horloge des siècles. De jadis à aujourd'hui jusqu'à demain. Passé, présent et futur. J'aime cette idée d'une ligne du temps regardée verticalement plutôt qu'horizontalement parce qu'elle écrase en un seul point tous les points du temps lorsqu'on la regarde du dessus. Elle nous rend tous contemporains. Et j'aime beaucoup cette idée.



21- Je pense aux 15 milliards de yeux humains sur Terre. Il y a très longtemps je suis resté aveugle pendant presqu'un mois. La vue m'est revenue progressivement. Chaque jour je vois. Mon plus beau tableau serait celui obtenu en additionnant au même moment toutes les vues captées par ces 15 milliards de yeux sur la Terre. On pourrait en faire une petite expérimentation avec un fragment de personnes en des lieux différents. On obtiendrait une image de toutes les différences. Parfois j'aime beaucoup la technologie.



22- Je pense à toutes les pensées qui sont pensées sur la Terre. Un chiffre impensable. Et pourtant la moindre de toutes ces pensées est un acte de création qui s'inscrit comme un instant pour traverser le temps. Chaque pensée est un morceau du monde. Chaque pensée dimensionne une nouvelle version du temps. Chaque pensée sait que d'autres pensées existent ailleurs tout autour. J'aime penser ça parce que c'est l'affirmation d'une multiplicité de centres et je trouve captivant tous ces espaces de pensées qui s'additionnent. Une véritable géographie d'existences.



23- Je pense à tous les sons qui nous environnent. Ceux venus de l'extérieur et ceux dont je suis l'auteur. J'aime frotter, tapoter, gratter, caresser les objets du quotidien. Lorsque je cuisine, c'est pour moi un vrai concert que j'exécute et écoute en même temps. La vie nous offre un concert permanent.



24- Je pense à l'idée de proliférations. Peut-être la meilleure définition du monde. Tout prolifère et s'additionne. Les bonnes et les mauvaises herbes. C'est un fonctionnement naturel. J'aime laisser proliférer mes pensées. Elles évoluent dans l'incertitude de mes convictions et de mes doutes. Le monde est plein de tissages de morceaux de pensées. Des pensées nomades émises par les locataires de la Terre comme la prolifération des herbes. Des herbes de toutes les couleurs.



25- Je pense sans cesse à plein de choses et j'ai peur de perdre ces pensées alors je les note sur un cahier. Je pense à toutes ces pensées de tous les gens sur Terre. La vie est un tas de pensées.



26- Je pense à toutes ces choses que font les gens. « Qu'est-ce que tu fais ? » « Je fais quelque chose » Ou bien « je fais autre chose ». Tout le monde fait quelque chose et tous ces quelques choses s'additionnent. Les grandes et les petites choses. Le monde rempli de toutes ces choses en devient polymorphe. Il n'est pas amorphe. C'est stimulant.



27- Je pense que « rien n'est pipé d'avance ». Par exemple personne ne peut prophétiser ce que sera l'art dans 500 ans parce qu'il sera ce que sera la vie dans 500 ans et nous n'en avons aucune idée. Les notions d'esthétismes et d'idées s'habillent de vêtement différents suivant leurs temps, les apports techniques les transformant. Vérité et beauté ne sont juste que des cailloux jetés sur la rivière pour la traverser à un moment donné, leurs formes appartiennent à leurs temps. Le monde n'est pas, il change en permanence, additionnant ce qui sera à ce qui a été et à ce qui est. Tout ça nous dit la précarité et la fragilité de la vie et donc de l'art aussi et je trouve cette pensée plutôt rassurante et excitante parce qu'elle évite l'enfermement des certitudes immuables. La vie est une école de flexibilité pour la pensée.



28- Je pense que tout est là en même temps, comme le temps d'une eau qui coule, à la fois le même et pas le même. Le temps reste le premier sujet de l'histoire de l'humanité, au-delà des particularités. Sans temps, pas de vie. Le temps est la plus grande œuvre d'art exposée, un work in progress jamais fini. Il tisse sa toile comme un souffle d'énergie qui sans cesse recréée la vie. Je préfère l'expérimenter plutôt que l'expliquer.



29- Ma dernière pensée pour le Mental Network sera une une pensée pour toutes les pensées! Je pense au nombre incalculable des pensées surgies sur la Terre aujourd'hui. Des suites de combinaisons que je trouve belles, ce sont d'immenses respirations de vies. Je les appelle "les ubiquitages du monde", le terme est dérivé du latin "ubique" qui signifie "partout". Tous les lieux et tous les gens.



Copyright © Pierre Pilonchéry 2020




Retour Accueil